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Mémoire d'Histoire
11 avril 2019

SURMONTER LE TRAUMATISME DE LA DEBACLE

Représentations de la guerre franco-prussienne aux Salons des années 1870

[Version allégée. Pour lire l'intégrale, 10 pages sans illustration, mais nombreuses références, au format PDF, cliquez ci-dessous : Surmonter_le_traumatisme_de_la_debacle]

Ruines de Strasbourg, 1870La France sortit humiliée du conflit franco-prussien. Comment se relever d’un tel traumatisme ? Produits de commandes publiques, exercices de style traduisant les sujets à la mode ou expressions des états d’âme des artistes, les oeuvres des Beaux-arts peuvent aider à comprendre comment les Français ont surmonté les offenses de l’Année terrible.

Le salon de 1872 : douleurs et espérances

De neuville, bivouac après la bataille du BourgetEn mai 1872 se tient le premier Salon des Beaux-arts depuis la défaite face à la Prusse. Quelle marque la guerre y laisse-t-elle paraître ? Pour le savoir, il faut se reporter aux œuvres dites de genre, parmi lesquelles sont répertoriées celles qui traitent d’un sujet d’histoire récente[1]. Cette année là, les tableaux qui évoquent la guerre franco-prussienne s’avèrent très populaires. Le coup de canon d'Etienne-Prosper Berne-Bellecour « fait le délice du public », note Victor Cherbuliez (Le Temps, 9 juin) ; L’oublié d'Emile Betsellère, Une grand’garde de Victor-Louis Dupray ou Bivouac devant le Bourget d’Alphonse de Neuville attirent la foule. L'écrasante référence à l’Année terrible témoigne d’une blessure encore saignante qui impressionne Camille Pelletan : « Tout est ruine et deuil ! », écrit-il (Le Rappel, 11 mai).

Pour ne pas indisposer les Allemands, les tableaux évoquant 1870 sont retirés de l'exposition. Dans ce contexte, deux œuvres deviennent emblématiques du Salon: L’espérance de Pierre Puvis de Chavannes et Le Printemps de 1872 d'Augustin Feyen-Perrin. « Pourquoi nommer ce sinistre spectacle l’Espérance ? », s’étonne Jules Clarétie[3] à propos de la première. « J’aurai aimé une espérance mieux nourrie », renchérit Théodore de Banville (Le National, 31 mai).Feyen-Perrin, La printemps de 1872 En bref, L’espérance n’est pas à la hauteur de l’enjeu qui justifie sa représentation. Le tableau de Feyen-Perrin est traité sur le même mode et avec les mêmes résultats. Banville se montre sans pitié : « Le printemps de 1872 n’osait croire à sa propre existence et se demandait tristement si, en effet, les lilas avaient fleuri ! Ainsi nous le montre M. Feyen-Perrin, sous la figure d’une jeune femme svelte, pâle, navrée, aux cheveux soyeux et courts, essayant de sourire à travers sa profonde douleur, mince, serrée dans ses habits, et portant dans son tablier retroussé des fleurs des champs […] elle marche d’un pas léger, oh ! si léger, pour ne pas peser sur la terre où sont les morts, ses morts chéris » (Le National, 7 juin). Ces propos témoignent de l’accablement collectif. Mais, sous les plaies à peine cicatrisées, une autre vérité transparaît : l’envie de penser la défaite sur des fondements positifs. Clarétie en appelle au sursaut des artistes et il loue La défense de Saint-QuentinDumarescq, La défense de Saint Quentin de Charles-Edouard Armand-Dumaresq parce que c’est une « œuvre qui efface tant de hontes ». Thomas Grimm s’enflamme « Oui vive la France ! s'écrie-t-il, « Mais ne le disons pas trop haut, puisque ce cri, traduction de nos sentiments, pourrait être mal interprété en ce moment où les négociations engagées avec l’Allemagne ont obligé l’administration des Beaux-arts à écarter quelques tableaux d’un patriotisme trop accusé » (Le Petit Journal, 12 mai)

Salons de 1873-1875 : de la reconstitution historique à la reconstruction mémorielle

Au Salon de 1873, la guerre franco-prussienne s’expose moins : 27 tableaux y font référence au lieu de 42, 61 % de ceux de genre historique plutôt que 80. Théodore de Banville note quand même la forte présence du souvenir de la guerre (Le National, 8 mai). Malgré les reproches techniques que subissent leurs créations, Édouard Detaille (En retraite) et Alphonse de Neuville (Les dernières cartouches) triomphent. Mais les peintres militaires ne cherchent plus à témoigner ou à traduire l’émotion de la défaite, ils veulent aussi donner à la comprendre. Les tableaux les plus remarqués sont de véritables entreprises de reconstitution historique. Pour Les Dernières cartouches, de Neuville ne se contente pas de construire son œuvre à partir du témoignage du commandant Lambert ; il reconstitue dans son atelier les deux pièces de la maison Bourgerie et il y fait des expériences qui affolent ses voisins. Detaille, pareillement, s’efforce d’être aussi précis qu’authentique. Pour la seconde version de La charge du 9e escadron de cuirassiers à Morbronn, il va jusqu’à faire poser les survivants afin d’être au plus près de la vérité historique.

Detaille, En retraite (1873)Ce réalisme n’est pas du goût des critiques d’art qui ne se gênent pas pour en dénoncer les défauts. Mais leurs remarques s’attardent plus sur la signification des scènes qui sont données à voir que sur la façon de les traiter. Commentant En retraite, Édouard Drumont écrit : « un officier commande et domine ce désordre. Sur ce front fier et désolé, on lit encore la présence d’esprit et la volonté. Grâce à lui, ce sera la retraite, ce ne sera pas la débandade » (Le Petit journal, 9 mai). La remarque est anodine ; elle transforme pourtant les replis désordonnés de 1870 en d’honorables manœuvres ! Cette idée de repenser les défaites de façon positive est bien partagée. Malgré le fait que les survivants de l’épisode se soient rendus, Castagnary fait un petit arrangement avec l’histoire dans l’éloge qu’il consacre aux Dernières cartouches : « Le courage ici ne peut rien, il faut mourir. Soit, on mourra, mais au moins on n’aura pas capitulé[7] » (Le siècle, 17 mai).

A. Bonnin rappelle que « la supériorité de la France dans toutes les industries tributaires du goût, ont en même temps démontré que cet avantage n’était que la conséquence naturelle de notre suprématie artistique » (La Presse, 11 mai). À défaut de pouvoir en appeler à une revanche armée sur la Prusse, s’exprime ici une volonté de revanche douce dont les Opportunistes feront la pierre angulaire de leur politique dans les années 1880. La façon dont nombre de chroniqueurs utilisent le champ lexical militaire pour parler des artistes est révélatrice de cette guerre par d’autres moyens que la France déclare au moment où l’Allemagne évacue les derniers territoires occupés.

Fin 1873, cependant, les propos des représentants des Arts ne sont encore que des vœux pieux. Paul Mantz traduit mieux l’état des esprits du moment : « La retraite de M. Detaille, […] dit quelle est aujourd’hui la préoccupation attristée de nos peintres de sujets militaires. Nous n’avons plus beaucoup de victoires à raconter : le chant de bravoure à tourné à l’élégie ; de la guerre qui passait autrefois pour l’effort suprême du génie humain, nous ne voyons plus que les mélancolies et les horreurs » (Le Temps, 11 juin 1873). Amer regret toujours, mais déjà porteur d’un esprit de renaissance.

De Neuville, Combat sur la voie ferréeAu Salon de 1874, la peinture militaire confirme sa popularité. Mais Jules Guillemot observe comment « dans les scènes de combat que nous montre le Salon, il n’en est presque aucune où l’ennemi soit visible » (Journal de Paris, 9 mai 1874). Cette manière de faire témoigne du nouveau souci des artistes de montrer la valeur des combattants français. À une telle fin, la figuration de l’ennemi n'est pas nécessaire. Certes, Paul Mantz dénonce cette peinture qui « n’a pas trouvé dans l’admirable langage dont elle dispose, le chant de colère ou le sanglot qu’on attendait d’elle » (Le Temps, 10 juin). Le critique d’art est sévère mais il se trompe : si les artistes rappellent encore les défaites subies, ils le font désormais en mettant en valeur la gloire des vaincus, cette gloire qu’Antonin Mercié sculpte dans une œuvre qui fait l’unanimité en sa faveur tant elle est l’expression du sentiment qui s’installe. Les larmes et la colère qui s’exposaient en 1872 laissent la place à une fierté retrouvée.

La consolation qui transforme la défaite en gloire se consolide au Salon de 1875 : « On se presse, on se bouscule autour des trois tableaux militaires de Neuville, du Défilé de Detaille et du Buzenval de Berne-Bellecour. […] Du génie, point ; mais du talent à revendre […qui] font de l’école française actuelle la première au monde. […] Ce sera donc pour nous une tâche agréable – et dont nous sommes fiers – que de passer en revue ce bataillon artistique, bataillon d’élite s’il en fut et où, par une heureuse fortune, les trainards sont en infime minorité » (Emile Blavet, Le Gaulois, 1er mai). Proclamation de la supériorité française, adoption du champ lexical militaire pour désigner les artistes, affirmation d’une fierté retrouvée, tout y est.

Chapu, détail du monument à RegnaultHenri Chapu, cette année là, présente son projet de monument à la mémoire d’Henri Regnault. Paul Mantz analyse : « il ne s’agit point ici d’une déploration sur la mort de Regnault et de ce qui, dans un pareil deuil, demeure amer et navrant. L’immortalité radieuse a pris possession de cette grande victime ; ce qui reste aujourd’hui, avec l’horreur du crime impardonnable, c’est le souvenir glorifié du soldat qui a fait son devoir. […] Elle veut, la jeune immortelle placer le plus haut possible la palme victorieuse » (Le Temps, 9 mai). Immortalité, gloire et victoire ! Désormais, les honneurs issus de la guerre supplantent les infamies !

Salons de 1876-1879 : La revanche par les arts

Pendant la seconde moitié des années 1870, on assiste à une chute sensible du nombre d’œuvres prenant le conflit franco-prussien pour sujet. De 32 tableaux en moyenne pour les quatre années 1872-1875, on passe à 16 pour la période 1876-1880, Parmi les peintures de genre historique, le sujet reste dominant (45 % des tableaux), mais la proportion décroit de façon significative (elle était encore de 67 % en 1875, elle tombe à 25 % en 1880).

De neuville, la passerelle de la gare de Styring (1877)Pour autant, le succès de la peinture militaire auprès du grand public ne se dément pas et la tendance se maintient en 1877. Les œuvres de Neuville, Detaille, Dupray et Berne-Bellecour restent très attractives. Mais c’est désormais le Marceau de Jean-Paul Laurens, souvenir de la Révolution, qui attire l’attention. De même en 1879, ce sont Les emmurés de Carcassonne, épisode d’histoire médiévale, qui fait couler l’encre des salonniers. Par comparaison, la peinture militaire évoquant 1870 devient aussi anecdotique que les épisodes qu’elle donne à voir.

La référence à la guerre de 1870 aux Salons des Beaux-arts perd de sa force. Le souci de prouver la supériorité de l’art français, par contre, ne se dément pas. L’Exposition universelle se pose même comme la vitrine de sa primauté. Sept ans après la défaite, la France expose au monde le génie dont elle se pare et sa capacité à se redresser. Tous les critiques d'art se délectent d’une revanche par la culture et les beaux-arts à défaut de pouvoir la prendre sur le terrain militaire. La peinture se pose ainsi dans la seconde moitié des années 1870 comme un champ de bataille sur lequel la patrie affirme au monde son triomphe.

Cette situation qui marque la seconde moitié des années 1870 s’explique par un faisceau de causes différentes mais convergentes. La première est la raison diplomatique : elle dissuade les artistes soucieux de se faire remarquer. La concurrence de plus en plus forte de la peinture moderne incarnée par les impressionnistes pèse aussi. La représentation de la guerre franco-prussienne fait les frais des transformations du marché de l’art, des goûts du public et du déclin de la « grande peinture de style » au même titre que tous les autres sujets renvoyant à l’histoire.

Castellani, zouaves de Charette à Loigny (1879)Dans ce contexte, on assiste à une usure assez naturelle du sujet. Après le triomphe des Dernières cartouches ou d’En retraite, les grands maîtres de la peinture militaire cherchent à se renouveler. Avec Le régiment qui passe (1875), Bonaparte en Égypte (1878), La distribution des drapeaux, 14 juillets 1880, Édouard Detaille tente de trouver ailleurs que dans la guerre franco-prussienne ses sources d’inspiration. En 1880, la Révolution est plus traitée que 1870 (21 tableaux contre 15). Ce transfert ne se confirme pas l’année suivante, mais il traduit le changement en train de s’opérer, changement qu'exprime Emile Guillaume dans La revue des deux mondes quand il s’arrête devant les œuvres de peinture militaire : « À tous ces ouvrages on ne peut adresser qu’un reproche, celui de nous raconter nos défaites. Gloria victis ! Ce mot, qui servit d’épigraphe au beau groupe de M. Mercié […] rien de plus facile à expliquer. Mais il ne faut point paraitre prendre le change sur le fond des choses. Autrement on penserait que la France ne songe plus à ses blessures et quelle donne en spectacle ses propres désastres » (1879). Guillaume dénonce ici une sorte de déclinisme dont se rendraient coupable les artistes concernés. S’apitoyer sur son sort n’est plus à l’ordre du jour.

En 1877, le rejet de toute forme de défaitisme évoqué à propos du Marceau de Jean-Paul Laurens confirme cette demande nouvelle faite aux artistes de peindre des héros transcendés par la défaite. « Succès décisif de sa carrière », annonce Clarétie : « C’est vraiment là un tableau d’histoire, et la scène est tellement vraie, poignante et frappante, qu’on peut dire, cette fois, que si elle ne s’est point passée ainsi, c’est l’histoire qui a tort » (La Presse, 4 mai 1877). Ces derniers mots qui font tort à l’histoire sont choquant ; mais ils sont révélateurs de l’état d’esprit qui règne à Paris : les Français sont prêts à contester la vérité historique si elle ne dit pas ce qu’ils veulent entendre !

Tout ce processus de reconquête de l’honneur perdu est renforcé par la stratégie des républicains modérés qui font le choix d’une revanche douce. Penser toujours aux provinces perdues sans jamais en parler propose alors Léon Gambetta. En 1877, il rompt avec Juliette Lamber-Adam, l’égérie du revanchisme militaire, au profit d’une politique de reconquête de la primauté internationale par la voie des alliances (avec la Russie), de la colonisation (Tonkin et Tunisie), de l’éducation (école de Jules Ferry) et des arts (Philippe de Chennevières). Ce choix ne sera vraiment mis en œuvre que dans les années 1880, quand les Opportunistes seront au pouvoir ; mais la ligne est déjà tracée.

Au terme des années 1870 qui la voit se reconstruire une fierté, la France est prête pour définir les programmes qui se disputeront, dans le cadre de la République constituée, les faveurs des électeurs : revanche armée (incarnée par le général Boulanger), revanche indirecte (celle conçue par Gambetta) ou revanche par la paix (FChaperon, Salon de 1879rédéric Passy). Il faudra interroger les œuvres des années 1880 et 1890 pour voir comment elles traduisent ces mémoires concurrentes et comprendre pourquoi elles vont, par ailleurs, se concentrer sur des sujets mieux adaptés aux projets qu’elles entendent défendre. Le 13 juin 1879, dans La Presse, Beaumarchez fait une observation prémonitoire : « Cette année, il semble que le nombre de tableaux de bataille ait diminué sensiblement. Par contre, le nombre des tableaux de mœurs en caserne a fort augmenté ».Les années 1880 vont en effet voir les peintres s’intéresser à un sujet inédit : les scènes relatives à l’armée nouvelle et aux manœuvres militaires, dont Le Rêve d’Edouard Detaille (1888) est le symbole.



[1] Il ne faut pas les confondre avec la peinture d’Histoire, laquelle concerne les œuvres de grands formats ayant vocation à mettre en scène une situation mythologique, religieuse ou d’histoire ancienne à des fins édifiantes.

[3] "L'art français en 1872, revue du Salon", Peintres et sclupteurs contemporains, Paris, Charpentier, 1874 ; p. 190.

[7] C’est moi qui souligne.

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