MEMOIRES DISSOCIEES DE L'ANNEE TERRIBLE
Guerre de 1870 et commune de Paris.
Les mémoires dissociées d’une même histoire
La guerre franco-prussienne est-elle un événement oublié de l’histoire de France ? Dans un texte publié en janvier 2019, j’ai tenté d’évaluer la réalité et les limites de cet oubli. Cet article a provoqué une question en retour concernant la mémoire de la Commune : l’oubli de 1870 n’est-il pas l’effet d’une volonté d’enterrer le souvenir de l’insurrection ? De fait, tout concourt à montrer le contraire : la mémoire de la « guerre étrangère » fut d’autant plus entretenue qu’elle permettait d’effacer celui de la « guerre civile ». Certes, pour les contemporains, les deux événements faisaient partie de la même séquence historique. Quand Victor Hugo publie l’Année terrible en 1872, le titre qu’il choisit ne renvoie pas à une année civile mais à une période qui va du plébiscite de mai 1870 jusqu’au spectacle des cendres encore chaudes de Paris en juillet 1871. Hugo englobe les « deux sièges de Paris » sans marquer de rupture entre eux dans son texte. Mais, bien partagée, cette approche ne dure pas et la dissociation se fait vite.
La question est donc de savoir comment la mémoire nationale a séparé ce qui relève pourtant de la même histoire. Et pourquoi la mémoire longtemps entretenue de la « glorieuse » (sic) défaite militaire et celle occultée de la révolte populaire débouchent aujourd’hui sur une situation inversée d’oubli de la première et d’entretien de la seconde ? Pour comprendre ce retournement, il faut d’abord rappeler ce qui lie les deux moments de la séquence ; nous verrons ensuite les modalités de la dissociation, puis comment la pérennité de cette séparation s’est enracinée dans la mémoire collective.
L’année terrible, année des « deux sièges »
La guerre de 1870 fut-elle le plus beau cadeau fait à la Révolution ? User de la formule attribuée à Lénine dans le contexte de la Grande Guerre est une commodité rhétorique qu’il vaut mieux éviter pour ne pas tomber dans le piège d’une lecture déterministe de l’Année terrible. Qui plus est, adopter une telle démarche tendrait à donner raison aux détracteurs de la Commune qui présentent celle-ci comme un acte de trahison volontaire de la part des « Rouges », lesquels auraient spéculé sur la défaite nationale pour s’emparer du pouvoir. Une telle version ne relève pas seulement d’une relecture a posteriori de l’histoire, elle suggère l’idée d’une lucidité exceptionnelle des révolutionnaires : ils auraient été les seuls à imaginer l’effondrement de l’armée française quand tout le monde était convaincu que celle-ci serait à Berlin en trois semaines. Évacuons donc cette explication réductrice de l’histoire dans la mesure où elle tend à occulter l’authenticité du patriotisme de nombreux acteurs du mouvement tels Victorine Brocher, Louis-Nathaniel Rossel et Gustave Courbet pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus emblématiques. Il est indéniable, en revanche, que la guerre produisit les conditions favorables à une révolte populaire réussie[1].
Le conflit fut en effet la source de souffrances spécifiques. Pour commencer, il mobilisa toute la population par conscription interposée (même si celle-ci fut partielle) ; l’impact sur l’ensemble des Français de la défaite et du deuil inédit de jeunes mobiles mal préparés en fut amplifié d’autant. La guerre, ensuite, se déroula sur le territoire national, plaçant les populations civiles en première ligne en tant que cibles des réquisitions et pillages, des bombardements et destructions, des restrictions et de la faim dans le cadre des sièges ou du froid d’un hiver particulièrement rude. À la dureté de la vie quotidienne provoquée par l’état de guerre, s’ajoutèrent de nouvelles injustices sociales. Les bourgeois qui restèrent dans Paris eurent leur lot de souffrances, mais ces dernières furent moindres que pour les plus pauvres et ce qui compte, en l’occurrence, est la manière dont ces derniers vécurent la situation. Le tableau de Clément-Auguste Andrieux intitulé La queue à la boucherie témoigne de ce qui était perçu par beaucoup de Parisiens : les bourgeois bénéficiaient d’avantages (de l’argent pour payer les prix du marché noir, des relations et des protections) que leurs concitoyens plus modestes n’avaient pas, situation que la proclamation de la République rendait plus sensible que jamais : pourquoi le changement de régime ne se traduisait-il pas dans les faits ?
La guerre accentua par ailleurs les problèmes économiques des temps de paix : chômage imposé et faiblesse des revenus à peine compensés par les « 30 sous » alloués aux gardes nationaux ; charge aggravée des loyers et des dettes, dont le paiement suspendu ne signifiait pas qu’il n’y aurait pas à honorer de lourds arriérés au terme de celui-ci ; développement des trafics et marchés parallèles inaccessibles aux plus pauvres, sauf à s’y adonner eux-mêmes au risque de sévères condamnations en cas d’interpellation. Certes, les « maraudages » furent tolérés et parfois encadrés par les autorités militaires pendant le siège de Paris ; mais, là encore, la question n’est pas tant de savoir ce qui se pratiquait que la manière dont la réalité fut vécue.
La guerre offrit également des opportunités que la paix n’aurait jamais permises et c’est là que les deux événements deviennent les plus indissociables l’un de l’autre. En premier lieu, elle offrit aux Parisiens la possibilité de s’armer et d’acquérir quelques bases d’une discipline militaire qui renforça, sinon leurs savoir-faire de combattants, du moins leur détermination. Ce n’est pas un hasard si le soulèvement du 18 mars se fit sur la question du désarmement et du contrôle de canons que les Parisiens avaient fondus eux-mêmes. À cette date, la question soulevée n’était pas prioritairement révolutionnaire : pour la majorité des insurgés qui dénonçaient les "capitulards", il s’agissait d’abord de garder les moyens de la lutte contre les Prussiens afin de poursuivre la « guerre à outrance ». Les Versaillais s’empressèrent d’ailleurs de dénoncer cette intention officiellement énoncée comme un prétexte masquant d’autres fins[2]. Peu importe, une fois encore, l’authenticité du reproche qui relève de l’histoire de l’insurrection et non d’une réflexion sur la construction des mémoires. Le soulèvement du 18 mars a pu aboutir parce qu’il était porté par des troupes armées. Il y a là une donnée circonstancielle qui renforçait la faisabilité de l’acte. Elle s’est d’ailleurs traduite par la menée d’expéditions militaires comme la tentative conduite par Gustave Flourens au début du mois d’avril 1871. Une telle opération n’aurait jamais pu avoir lieu aussi vite dans le cadre d’un mouvement populaire sur le modèle des insurrections de 1830 ou de 1848. La Commune a bénéficié d’un encadrement militaire qui est un héritage direct de la guerre tel que le personnifie Louis-Nathaniel Rossel. Avant d’être l’éphémère Délégué à la guerre de l’insurrection, il avait été un héros de la défense de Metz, un officier déterminé à organiser la résistance à l’invasion, multipliant les contacts avec Gambetta ou de Freycinet à cette fin.
Rossel est aussi l’illustration des alliances de circonstances que permet la guerre : celle notamment des conservateurs et des révolutionnaires, tous animés d’un égal patriotisme. À mi-chemin entre les deux extrêmes de l’échiquier politique, cette convergence des sentiments se manifeste, par exemple, à travers la sympathie des intellectuels et des artistes pour l’insurrection telle que l’incarne Gustave Courbet et les 400 peintres, sculpteurs et graveurs qui ont adhéré à la Fédération des artistes de Paris. Parmi eux figuraient Bonvin, Bracquemond, Corot, Daumier, Millet… pour n’en citer que quelques uns qui ne passent pas pour être d’irréductibles idéologues de la Révolution socialiste. Manet et Degas perçus comme des « communeux » par la mère de Berthe Morisot est l’illustration de cette complicité inhabituelle entre bourgeois et ouvriers. L’exemple des artistes est la matérialisation d’un mouvement plus vaste d’Union sacrée avant l’heure, plaçant tous les Parisiens patriotes côte-à-côte. Les témoignages de bourgeois(es) se découvrant pendant le premier siège des sympathies (certes mesurées) pour les « gens de Belleville » sont aussi touchants que significatifs ; au contact des blessés fédérés qu’elle soigne Geneviève Bréton[3] découvre des hommes dont elle comprend les motivations à défaut de les partager ou d’approuver leurs méthodes. Inversement, Jules Bergeret en tant que sergent instructeur, Victorine Brocher comme ambulancière ou les soldats du 88e régiment sont autant de figures de l’insurrection qui se sont activement engagées aux côtés des bourgeois avant de retourner leur colère et/ou leurs armes contre eux[4]. L’ampleur des défections qui affectent le mouvement au fil de la radicalisation de celui-ci trahit cette convergence initiale favorable à son déclenchement.
En d’autres termes, les événements survenus entre mars et mai 1871 ne peuvent être coupés de leur enracinement dans la guerre franco-prussienne sans en fausser la compréhension. Certes, une étude spécifique de la Commune peut être faite sans obliger celui qui s'y adonne à s’attarder sur les circonstances qui y conduisent ; mais ignorer la matrice qui en permit le développement conduit à sous-estimer, voire à effacer, une des composantes essentielles de son identité : le sentiment patriotique qui animait nombre de ses acteurs et qui fut l’un de ses déclencheurs majeurs.
Dès lors quelles raisons expliquent la dissociation des mémoires, quelles volontés ou accidents président à la séparation de deux événements que tout lie pourtant ?
La dissociation politique voulue par les contemporains (1871-1919)
La dissociation n’est pas un accident. Elle s’est mise en place dès 1871 avec la loi du 28 décembre interdisant la diffusion de tous « dessins, photographies ou emblèmes de nature à troubler l’ordre public » au cas où ils colporteraient « les portraits des individus poursuivis ou condamnés pour leur participation aux derniers faits insurrectionnels ». Dans ce contexte, les autorités françaises dissocièrent les morts, choisissant d’honorer ceux tombés pour la Patrie et d’oublier les autres. Tant mieux pour les « héros » de Belleville ou de Montmartre tués au Bourget, à Champigny ou à Buzenval, qui n’auront pas pu tenir leur place sur les barricades quelques semaines plus tard ; et tant pis pour les soldats cités à l’ordre du jour de leur régiment quand ils combattaient sous le drapeau de la Défense nationale mais qui auront eu le tort de rejoindre plus tard les rangs de l’insurrection. Au registre de la mémoire en construction, il n’y a pas de nuance de gris. Dès 1871, le clivage est si net que le seul mot « révolutionnaire » est à fuir. Le souci qu’ont eu les impressionnistes d’écarter de leurs personnes ce qualificatif qui leur était attaché pour des raisons strictement artistiques est symptomatique de l’ambiance politique du moment. Etre un tant soit peu apparenté aux vaincus de la semaine sanglante était une situation trop compromettante pour se laisser dire.
Cette dissociation des mémoires provoqua un intéressant paradoxe concernant l’édification de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre. La mémoire collective retient l’idée qu’elle fut conçue pour effacer le souvenir de la Commune. Le fait n’est pas faux et Wikipédia rappelle à juste titre que sa construction s’est inscrite « dans le cadre d'un nouvel « ordre moral » faisant suite aux événements de la Commune de Paris, dont Montmartre fut un des hauts lieux. » En effet, la décision officielle de construire la basilique fut prise le 23 juillet 1873 par l’assemblée nationale à majorité monarchiste et au moment où se mettait en place le gouvernement du duc de Broglie porteur d’un projet de Restauration légitimiste. Pour justifier la construction du Sacré-Coeur, l’insurrection communarde fut alors brocardée comme source de tous les désastres ayant affecté la France pendant l’Année terrible. L’idée initiale avait pourtant été lancée dès le 4 septembre 1870, autrement dit six mois avant l’insurrection du 18 mars 1871[5]. Il était alors question de demander pardon à Dieu des péchés commis depuis 1789, le désastre de Sedan étant interprété comme punition divine « après un siècle de déchéance morale » ; il ne l’était pas pour les crimes des incendiaires puisque ceux-ci n’avaient pas encore eu lieu. A l’origine, donc, dans l’esprit des initiateurs du projet, il n’y avait aucune dissociation entre la défaite de Sedan et les héritages de la Révolution. Tout, au contraire, liait étroitement les deux données de l’équation. Mais ce lien était difficile à soutenir au moment où, incarnation de l’Ordre moral, le chef de l’état était le maréchal de Mac-Mahon, le vaincu de Sedan. Certes, il pouvait être présenté comme la première victime des péchés nationaux et la théorie du "coup de poignard dans le dos de l'armée" y contribua ; mais réveiller le souvenir du fatal désastre militaire recélait un risque politique qu’il valait mieux éviter en 1873, au moment même où le procès de Trianon s’employait à faire porter toute la faute de la défaite sur les épaules du seul maréchal Bazaine. Pour éviter toute confusion des genres qui aurait mis en lumière les responsabilités de Mac-Mahon, mieux valait maintenir les deux épisodes de l’Année terrible dans des creusets mémoriels distincts. L’opération était d’autant plus facile que la loi de décembre 1871 justifiait le maintien sous silence de la Commune.
Le tour de France de deux enfants, dont la 1ère édition date de 1878, témoigne indirectement de ce souci de dissociation des deux événements et des silences calculés qui l'accompagnent : si elle est présente comme justification du voyage d’André et de Julien Volden, la guerre de 1870 n’y est explicitement citée que deux fois : en page 8-9 pour signifier que le père des deux garçons avait été blessé à la jambe « pendant la guerre » et pour préciser que le périple qu’ils allaient entreprendre commençait au lendemain de celle-ci ; à la fin du livre, ensuite (p. 302), pour dénoncer les ravages de la guerre en général dont la ferme des deux garçons gardaient les stigmates. De la guerre franco-prussienne elle-même et de ses conséquences révolutionnaires, le lecteur ne saura rien puisqu’il n’en est jamais question. Étant donnée la vaste diffusion de cet ouvrage auprès des jeunes Français de l’époque, il y a moyen d’imaginer les trous mémoriels qu’une telle ellipse a permis d’entretenir.
La loi d’amnistie du 11 juillet 1880 ne changea rien à la situation. La thèse de la trahison des Rouges convenait à la Ligue des Patriotes fondée en 1882 et aux anciens combattants du Souvenir français institué en 1887. Le désir de revanche qu’entendaient défendre ces associations se conjuguait bien avec la mémoire glorieuse des soldats de 1870 que la sculpture intitulée Gloria Victis ! (1874) d’Antonin Mercié incarnait. Portée par un esprit de résilience plus ou moins conscient, l’idée était alors bien répandue en France que les mobiles de 1870 n’avaient pas démérité et que la défaite n’était qu’un accident. Monuments aux morts, discours de commémorations et œuvres d’art, qui se multiplient dans les années 1880, permettaient de préserver le souvenir de la guerre. Celui de la Commune relevait d’une autre histoire qui ne méritait pas qu’on s’y attarde. Les exilés amnistiés qui rentraient pouvaient témoigner de leurs patriotiques intentions, des raisons honorables (à défaut d’être partagées) qui les avaient conduit à se soulever, rien n’y ferait plus pour la génération imprégnée de la mémoire sacralisée sur les autels de l’Exposition universelle de 1878[6]. La reconstruction du passé à des fins d’unité nationale avait fait son œuvre. Une sorte de résistancialisme avant la lettre faisait des combattants de 1870 des héros a contrario de tout ce qui avait pu être dit ou écrit pendant le conflit. Exit les « généraux incapables », les « mobiles manquants d’instruction », la « supériorité de l’artillerie allemande », « l’impréparation militaire » de la France, causes cumulées de la défaite qui avaient été justement dénoncées en leur temps. Au niveau de la mémoire collective, ces explications pouvaient être généreusement oubliées par le citoyen ordinaire.
La dissociation fut accentuée par la publication des récits de témoignage. De nombreux textes édités durant le dernier quart du XIXe siècle font le récit successif de souvenirs de la guerre et de la Commune. Mais ces documents, qui sont le plus souvent des publications à petits tirages de journaux intimes ou de carnets de guerre, sont produits par les seuls témoins ayant vécu les deux événements, autrement dit une minorité. Tel n’est pas le cas des soldats démobilisés après la capitulation ou leur rapatriement d’Allemagne où ils étaient retenus prisonniers, lesquels ne racontent que la guerre et leur captivité ; ou des bourgeois qui partirent se reposer en province après la fin du siège de Paris. Le journal de l’officier de marine Francis Garnier (un des plus souvent cités pour l’histoire du siège) s’arrête à la date du 5 février 1871 ; Le siège de Paris : impressions et souvenirs de Francisque Sarcey (1871), ouvrage qui fit vite référence, ne va pas au-delà de la capitulation de la capitale. À l’inverse, beaucoup de récits de souvenirs se rapportant à la Commune commencent après le 18 mars. C’est particulièrement vrai des souvenirs des victimes, les otages par exemple. Leurs textes ne rapportent que les moments de la guerre civile. Ils ne remontent pas en amont de celle-ci. Les souvenirs de Mgr Lamazou (1911) commencent le 21 mars, ceux de G. Guitton (1879) ou d’Evrard (1871) en avril, celui d’Ulysse Parent (1876) en mai. Souvent tardifs pour cause de censure, les récits de Communards s’inscrivent dans une séquence chronologique plus large. Mais la plupart limitent leurs ambitions au seul récit de la période révolutionnaire. Tel est le cas de La commune vécue (18 mars 1871 – 28 mai 1871) de Gaston da Costa (1903-1905) ou des Mémoires d’un communard de Jean Allemane (1906) qui débutent au 1er mars 1871. Le premier chapitre que rédige François Jourde dans ses Souvenirs d’un membre de la commune (1877) est consacré à son évasion du pénitencier où il purge sa peine ; il remonte ensuite au récit de la Commune sans parler de la guerre. Maxime Vuillaume commence lui aussi ses Cahiers rouges en racontant « une journée à la cour martiale du Luxembourg » ; il ne respecte pas l’ordre chronologique de l’histoire et les liens d’un conflit à l’autre ne sont pas mis en évidence. En pages 289-296[7], il rappelle enfin « l’entrée des Prussiens » dans Paris le 1er mars 1871 ; mais c’est plus pour raconter les souvenirs de la journée que pour établir un lien entre les deux temps forts de l’Année terrible. Dans ses mémoires, Louise Michel évoque bien son engagement dans le cadre du siège de Paris, mais elle-même considère cette période comme secondaire. Sur ce modèle, la plupart des notices biographiques de communards ignorent ce qu'ils firent pendant la guerre, comme s'ils ne l'avaient pas vécue. A contrario, tout l’intérêt des Souvenirs d’un révolutionnaire de Gustave Lefrançais et des Souvenirs d’une morte vivante de Victorine Brocher tient au fait que les deux auteurs inscrivent leur récit dans la longue durée depuis 1844 pour le premier, 1848 pour la seconde, et que leurs témoignages sur la Commune (p. 468-598 d’une part, p. 177-271 d’autre part) font suite aux 74 (393-467) et 77 pages (99-176) consacrées à la guerre[8]. La continuité et le lien entre les deux séquences de l’Année terrible sont, dans ces deux cas, très explicites. Mais cette approche globale n’est pas la règle la mieux partagée.
Entre 1871 et 1914, l’historiographie n’arrange rien. À l’égal du Mémorial illustré des deux sièges de Paris par Lorédan Larchey ou de L’histoire de la révolution, 1870-1871 de Jules Clarétie tous deux publiés en 1872, les ouvrages liant les deux événements existent. Mais pour des raisons souvent pratiques, la séparation des deux sujets s’impose vite. Des généraux Ambert (1873) à Palat (Pierre Lehautcourt, 1893-1904) en passant par le lieutenant-colonel Léonce Rousset (1900), l’histoire de la guerre de 1870 fut d’abord celle des opérations militaires. Toutes ces études qui ponctuent l’entre-deux-guerres s’arrêtent à la capitulation de la France ou à la reddition des dernières places fortes, en février. La Commune n’est pas de leur ressort. Les ouvrages publiés par les civils tels Charles de Mazade dès 1875, Dick de Lonlay entre 1888-1891, Arthur Chuquet en 1895 ne dérogent pas à cette approche. En 1892, Emile Zola publie La débâcle, le roman/enquête le plus vendu de son vivant. Celui-ci s’achève en juillet 1871 et un chapitre confronte les derniers personnages de son récit aux événements de la Commune. Mais Zola n’accorde à ceux-ci qu’une quinzaine de pages (p. 580-600) qui font figure de petit résumé historique pour terminer une histoire strictement concentrée sur la défaite face à la Prusse. Ce que met en évidence Zola n’est qu’un lien de concomitance.
Le lien de filiation est plus facile à faire dans l’autre sens. Sur 375 pages, Prosper-Olivier Lissagaray en consacre une quarantaine à la guerre dans son Histoire de la Commune (1876). Dans Les convulsions de Paris, Maxime du Camp fait lui aussi le lien entre les deux événements ; mais c’est principalement pour soutenir la thèse des « divisions révolutionnaires au profit de l’Allemagne », nullement pour proposer une explication circonstanciée. Hormis quelques exceptions, une fois encore, pour la majorité des ouvrages qui traitent de l’histoire de la Commune, le lien entre celle-ci et la guerre franco-prussienne se limite à un bref prologue ayant vocation à amener le sujet dont l’étude se concentre sur les aspects idéologiques et les violences finales.
Le développement du mouvement socialiste à la fin du XIXe siècle ne remet pas franchement en cause la dissociation des mémoires. En 1901, Jaurès lui-même publie La guerre franco-allemande, mais il ne s’y intéresse pas pour établir un lien avec la Commune. Le « récit sommaire » qui ouvre son étude (p. 27-41) s’arrête au 1er mars et l’analyse qu’il propose se limite aux seules responsabilités du déclenchement de la guerre (p. 45-292).La Commune n’est pas son sujet ; il n’en parle donc pas, ce qui n’a rien de scandaleux en soi. Mais cette façon d’ignorer l’imbrication des deux évènements venant d’un homme qui avait de bonnes raisons de s’y intéresser est symptomatique d’une fracture des mémoires bien installée dans les esprits. Au regard de leurs objectifs spécifiques, faire référence à la guerre franco-prussienne n’était, de toute façon, pas d’une grande utilité pour les militants. Ceux qui n’ignoraient pas les liens entre les deux guerres, n’avaient pas vraiment nécessité de les mettre en avant.
La dissociation pérennisée des deux séquences (1920-2020)
Le revanchisme avait privilégié le souvenir de la guerre de 1870, s’efforçant d’occuper le terrain de la mémoire collective en laissant dans l’ombre celui de la Commune. En 1914, cette mémoire de 1870 restait toutefois contenue et les anciens-combattants s’en désolaient. Une enquête de 1901 montre que 60 % des recrues pour la cavalerie française n’avaient jamais entendu parler de la guerre franco-prussienne ! Cinq ans plus tard, une nouvelle enquête confirmait ce défaut de mémoire, évaluant à 36 % le nombre de Français qui ignoraient que la France avait perdu la guerre en 1870 tandis que la moitié d’entre eux n’avait jamais entendu parler de l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne[9]. Dans « L’oubli et l’Histoire » (1905), les frères Margueritte faisaient dire à un inspecteur d’académie que « sur 50 recrues, trente ne savent rien de la guerre franco-prussienne », 10 savent vaguement « que la guerre de 1870 ne fut pas heureuse ». En août 1914, un tiers seulement des soldats mobilisés évoquaient 1870 dans leurs correspondances ou carnets de guerre[10].
Les enjeux du conflit mondial réactivèrent la mémoire de la guerre franco-prussienne, et ce d’autant mieux dissociée de celle de la Commune que l’Unionsacrée rejouait la séquence d’août 1870, quand une écrasante majorité de Français avaient rallié l’idée de secourir la Patrie « outragée » par Bismarck, puis mise « en danger » par l’invasion du territoire. La mémoire de la Commune n’avait pas sa place dans le contexte de la Grande Guerre. Lors des mutineries de 1917, il n’y a quasiment pas – à notre connaissance – d’évocation de la Commune. Quand la référence existe, elle reste confinée à l’expérience de quelques unités restées discrètes sur la question, soit par principe de précaution, soit parce que les hommes ne font pas le lien.
Le Revanchisme qui, avant 1914, n’avait fait mémoire que dans l’esprit d’une minorité active, s’imposa de façon paradoxale après 1918 comme une raison d’être a posteriori de la Grande Guerre une fois celle-ci terminée ! C’est au moment où le souvenir de 1870 pouvait être oublié parce que l’humiliation de 1871 avait été effacée par la victoire[11] que le discours mémoriel des revanchistes fut admis comme mémoire officielle de la France ! Quarante ans plus tard, elle sert même de titre à un essai historiographique de référence[12].
À partir de 1918, plus encore après 1945, la mémoire de la guerre franco-prussienne fut rangée sur les rayons des bibliothèques ; celle de la Commune, en revanche, n’avait aucune raison de s’effacer des esprits. La dissociation opérée pendant des années servit alors cette dernière. Libérée de la responsabilité qui lui avait été faite de l’humiliation désormais réparée, elle pouvait enfin exister pour elle-même. Qui plus est, l’instrumentalisation de la mémoire de 1871 dans le cadre de la révolution bolchevique de 1917 lui donna un nouveau souffle. Pour autant, celui-ci ne favorisa pas le réancrage de la Commune dans la guerre franco-prussienne. Les militants révolutionnaires concentraient toujours plus leurs efforts de mémoire sur les questions idéologiques (le programme et les réformes de 1871), d’organisation de l’insurrection et d’action révolutionnaire (les barricades, les combats) que d’un prologue dont le rappel risquait plus d’embrouiller les esprits qu’autre chose.
L’enracinement de la Commune dans la guerre étrangère ne fut pas ignoré par l’historiographie. Les publications successives de Georges Bourgin (1939) à Pierre Milza (2006), en passant par Henri Guillemin (1956), Alistair Horne (1965), Jacques Rougerie (1971) et François Roth (1990) en témoignent. Mais ce lien peine à percer la coquille des mémoires militantes parce qu’il n’a pas d’utilité politique pour ceux qui les entretiennent. La mémoire de la Commune s’affirme comme mémoire d’une revendication sociale qui sous-estime son contexte franco-prussien parce que celui-ci ne correspond pas à celui du pays en paix sur le plan international au moment où le militant y réfère. Rien de condamnable en soi, la mémoire instrumentalisant toujours le passé en fonction de ses objectifs spécifiques. Elle n’en sous-estime pas moins la réalité de l’histoire.
Dans ce contexte, l’école de la République n’a pas été en mesure de relayer la connaissance portée par les historiens. Ce n’est pas faute de s’y être, elle aussi, employé. La référence au célèbre manuel d’Albert Malet et Jules Isaac est sans appel : de 1902 à 1961, l’ouvrage qui édifia plusieurs générations de collégiens (avec un tel succès qu’il fut réédité en 2002) fait parfaitement le lien entre les deux temps forts de l’Année terrible. Mais, du manuel à la transmission de ses contenus, le fossé reste difficile à combler, d’autant plus que, d’une réforme à l’autre, l’Année terrible est depuis longtemps une époque peu valorisée dans les programmes scolaires. Son étude est souvent reléguée en fin d’année, quand les esprits se concentrent sur d’autres perspectives que les leçons d’histoire ; et les deux évènements sont souvent abordés dans des chapitres différents. Ainsi, le programme de Première arrêté en 2012 permet (sans y obliger) de rappeler la guerre franco-prussienne dans le thème Guerres et Paix quand la Commune peut être évoquée dans la question ouvrière, support d’une étude de La France en République, 1880-1945. La dissociation est ainsi clairement instituée. Un coup d’œil dans les manuels proposés par les éditeurs scolaires permet d’y trouver quelques documents offerts aux enseignants pour réaliser leur travail ; mais, contrariée par de nombreuses contraintes de temps et de priorités, leur libre initiative laisse peu de chance au traitement par eux des années 1870-1871.
Sauf en 1871 peut-être, rien n’a donc jamais été fait dans l’esprit du public pour lier les deux guerres, la « civile » et « l’étrangère ». Aujourd’hui, tandis que la mémoire du conflit franco-prussien est ignorée, celle de la Commune continue de ponctuer l’histoire sociale du pays. Elle était présente dans les manifestations ouvrières (1936) ou étudiantes (1968) d’hier comme elle l’est dans les mouvements plus récents tels Nuits debout (2016) ou les Gilets jaunes (2019). La référence à la Commune est une mémoire vivante, portée par les associations, syndicats et partis d’opposition dans la mesure où ce qui la justifie relève d’une revendication non accomplie alors que la mémoire de la défaite est devenue obsolète depuis le traité de Versailles de 1919. L’oubli de la guerre franco-prussienne est la marque de la paix rétablie entre la France et l’Allemagne alors que les raisons d’attiser les cendres de la guerre civile de 1871 restent chaudes.
[1] Ce dernier mot est important à souligner.
[2] Cf. Seconde proclamation du gouvernement aux Parisiens, 18 mars, citée par Charles Yriarte, Les Prussiens à Paris et le 18 mars 1871. Avec la série des dépêches inédites du 24 février au 19 mars, p. 365
[3] Voir le Journal (1867-1871) de Geneviève Bréton, Paris, Ramsay. Fille de Louis Bréton, collaborateur et associé de l’éditeur Louis Hachette, Geneviève Bréton était issue de la bonne bourgeoisie parisienne. Pendant la guerre, elle était la fiancée du peintre Henri Regnault tué à Buzenval.
[4] On peut citer également le cas d’Allix Payen, jeune femme issue d’une famille bourgeoise et qui s’engagea en avril 1871 comme infirmière au 153e bataillon de la garde nationale, unité où servit comme sergent son mari. Dans une lettre datée du 24 janvier 1871, elle exprime son inquiétude sur la tournure que prennent les événements et elle écrit ces mots : « Je vois qu’il faut rabattre de ma confiance dans le Gouvernement. » Qu’est-ce à dire sinon qu’elle était bien jusqu’à cette date dans un esprit d’union sacrée brisée, selon elle, par les capitulards ? Voir « Allix Payen, infirmière au 153e », Les Amies et Amis de la Commune de Paris. Page consultée le 6 mars 2019.
[5] Et avant les manifestations du 31 octobre 1870 et 22 janvier 1871 qui en furent les prémisses.
[6] Gloria Victis ! de Mercié y était exposée en bonne place devant le pavillon de la ville de Paris.
[7] Maxime Vuillaume, Mes cahiers rouges au temps de la Commune, Paris, Actes-sud 1998.
[8] Pagination selon les Editions Ressouvenances, Bruxelles, 2009 pour le livre de Gustave Lefrançais ; Libertalia, Paris, 2018 pour celui de Victorine Brocher.
[9] Voir Eugen Weber, La fin des terroirs, Paris, Fayard/Pluriel, 2011 (1976) ; p.141-142.
[10] Voir Lecaillon (Jean-François), Le souvenir de 1870, Histoire d’une mémoire, 2011 ; p. 147.
[11] Voir 1870, une guerre oubliée ? Mémoire d’histoire (janvier 2019).
[12] Voir Henry Contamine, La revanche, 1871-1914 publié en 1957.