LA MEMOIRE AU FUTUR
Quand notre mémoire guide notre avenir...
On la pense logiquement tournée vers le passé : notre mémoire est en fait orientée vers le futur. La « mémoire du futur » est d’ailleurs une thématique de recherche essentielle depuis une dizaine d’années. Quelles sont les grandes fonctions de cette mémoire prospective qui œuvre à nos prises de décision?? Comment s’articule-t-elle avec la mémoire du passé?? Quelles sont les pathologies qui la mettent à mal?? Que peut-on attendre des recherches en cours?
Aujourd’hui, cette mémoire du futur, indispensable pour orienter notre devenir sur le plan individuel comme sur le plan collectif, est indissociable des nouveaux moyens d’information et de communication, de l’intelligence artificielle et de la robotique. Comment nos « mémoires internes » évoluent-elles face à l’usage exacerbé de ces « mémoires externes » ? Et comment les préserver, en particulier celles des jeunes générations, pour continuer à élaborer et construire notre avenir ?
Pourquoi une recension sur Mémoire d'Histoire de cet ouvrage cosigné par des neurologues, neurobiologistes et autres médecins auxquels s'ajoutent un spécialiste en intelligence artificielle, un philosophe et un historien ? Précisément parce qu'il y est question de mémoire et que celle-ci joue un rôle non négligeable dans l'analyse et l'écriture de l'Histoire. Travaillant d'abord sur des textes qui sont le produit de nos mémoires, l'historien a en effet le devoir de se pencher sur les mécanismes qui affectent celles-ci ; ce devoir est d'autant plus impérieux que ses propres écrits se projettent eux-mêmes dans un futur qui en procède.
Matière de l'ouvrage
Francis Eustache a réuni autour de lui six chercheurs pour expliquer comment fonctionne notre cerveau quand il travaille à faire mémoire (ou cesse de le faire). Les uns et les autres s'emploient par ailleurs à décrire comment nos mémoires se déclinent au temps présent de leur exercice, comment elles entrent en concurrence avec des mémoires artificielles ou comment elles puisent matière dans nos passés pour proposer des futurs. L'usage du pluriel est ici important : il témoigne de la complexité des questions abordées, de la précision sémantique dont il faut faire preuve pour bien cerner de quoi on parle, et de cette concurrence des mémoires collectives à laquelle nos sociétés plus multiculturelles que jamais doivent faire face.
Au générique de l'ouvrage, on trouve :
Francis Eustache, Mémoire au futur, mémoire du futur (p.7-12).
Francis Eustache, Les amnésiques et l'imagerie cérébrale : les origines modernes de la mémoire du futur (p.13-27).
Catherine Thomas-Antérion (neurologue), Se souvenir de demain (p.28-42).
Robert Jaffard (neurobiologiste), Le cerveau prospectif : du conditionnement à la prise de décision et aux cartes mentales (p.43-60).
Hélène Amiéva (psychogérontologue), Comment prédire l'évolution de notre mémoire ? (p.61-75).
Jean-Gabriel Ganascia (spécialiste en intelligence artificielle), Futur de la mémoire à l'ère du numérique (p.76-91).
Bernard Stiegler (philosophe), La valise, le GPS et l'hippocampe (p.92-107).
Denis Peschanski (historien), Mémoire du futur et futur de la mémoire (p.108-124).
Francis Eustache, A la recherche d'un futur perdu ? (p.125-136).
Brèves extrapolations "à chaud"
Chacun puisera dans ce petit livre selon sa spécialité, ses questionnements et ses besoins. Il y a trop de variations possibles pour qu'elles soient toutes évoquées ici par un lecteur qui n'est pas assez averti sur chacune d'elle pour en extraire le meilleur. Toutefois, avant que les connaissances acquises viennent enrichir de prochaines publications, profitons de cette recension pour commenter les liens que la lecture a permis d'établir avec d'anciens articles ou des travaux en cours.
1. Des notions qui permettent de mieux appréhender les récits de souvenirs. Dans sa contribution, Bernard Stiegler rappelle les notions de rétention qu'il emprunte à Husserl : la rétention primaire d'une part, qui correspond au "temps de la perception" des faits par le témoin, la rétention secondaire d'autre part, à savoir le souvenir proprement dit, cette combinaison de ce qui a été perçu par le témoin et de tout ce qui relève de son passé (son expérience). A ces deux rétentions, Stiegler en propose une troisième (la rétention tertiaire) correspondant au moment où le témoin fixe son souvenir sur un "support de mémoire artificiel" (voir p.96 ; voir aussi Ars Industrialis). Tout historien travaillant sur les récits de souvenirs trouvera profit à bien discerner ces moments où s'enregistrent des morceaux plus ou moins consciemment choisis du passé auxquels il n'a pas lui-même un identique accès : 1) ce qui a été perçu par le témoin d'étude (l'événement de son strict point de vue) qui relève du sensible et qui échappe à l'historien en tant qu'analyste extérieur ; 2) ce qui est rapporté du vivant du même témoin (son témoignage oral), mélange de mémoire épisodique et de mémoire sémantique qui change au gré du temps ; 3) le souvenir tel qu'il est usuellement étudié, récit fixé d'une mémoire telle qu'elle s'est exprimée à un temps T de l'histoire du témoin. Ces trois moments sont importants à distinguer dans la mesure où leurs différences expliquent les distorsions (bien connues par ailleurs) qui opposent si souvent témoins et historiens, chacun de ces protagonistes du récit historiographique ayant la maîtrise d'une information que l'autre n'a pas. Bien conçue, cette réalité doit les inviter à collaborer plutôt qu'à se disputer. En attendant toutes formes de coopération entre eux, elle offre l'occasion de mettre à jour le Petit lexique illustré associé à ce blog.
2. La mémoire revisitée du soldat Quentel. En 2003, inspiré par les travaux de Daniel Schacter auquel Francis Eustache fait d'emblée référence (p. 15), j'avais eu l'occasion d'observer l'évolution du récit d'un soldat breton racontant à des proches son souvenir des batailles de Forbach (6 août 1870) et de Rezonville (16 août 1870) [cf. La mémoire en mouvement]. A l'époque, j'avais expliqué la reconstruction du récit proposé en trois versions successives par les émotions du sujet d'abord, puis par l'influence de ses camarades de détention qui lui auraient fait douter de sa mémoire et conduit à corriger ses souvenirs, par conformisme peut-être, par souci sans doute de ne pas s'isoler du groupe. Ce triple témoignage du soldat Quentel mériterait d'être repris dans la mesure où il illustre assez bien les mécanismes de fonctionnement de nos mémoires tels que les décrivent les neurologues. Il montre en effet comment, avec le temps, le récit épisodique hérité de la rétention primaire se transforme en fonction des informations plus ou moins concordantes fournies par la mémoire sémantique d'une part (celle qui donne du sens à ce que le soldat Quentel a vécu), par la mémoire du futur d'autre part (celle qui lui permet d'inscrire son récit dans un projet de revanche contre l'Allemagne ou de dénonciation de la trahison des chefs). Une analyse de textométrie (voir article de Denis Peschanski, p. 110) ferait sans doute apparaître les clusters définis par Damon Mayaffre, ceux de "l'expérience singulière" (le déroulement des combats, la blessure de Quentel, ses émotions), de "l'analyse rééalaborée" (la défaite, l'incapacité des chefs, etc.), voire celui de "la parentèle" (les parents, le professeur, les correspondants).
3. La mémoire du futur comme outil d'analyse des processus de recontruction historique (et instrumentalisation de l'histoire ?). L'histoire des mémoires de 1870 et de leur incarnation dans des oeuvres artistiques (nouvelles littéraires, peintures, sculptures, etc.) trouve également de nombreux points d'appui dans les réflexions menées par les auteurs de La mémoire au futur, celles de Denis Peschanski tout particulièrement quand il aborde la question de la transmission de l'expérience des témoins à leurs enfants (p. 111-118). Peschanski fournit quelques clés pour comprendre comment la reconstruction du passé établie "dans une volonté de contrôle" conduit progressivement "l’événement représenté (à) prend(re) statut d’événement". Dans ce cadre, se perçoit mieux comment la création artistique se pose en support des reconstructions mémorielles. La création des monuments aux morts et autres lieux de mémoire trouve ici toute sa raison d'être. Le processus de "préemption" évoqué ensuite page 117 pourrait ainsi s'appliquer au Gloria Victis d'Antonin Mercié (1874). A travers cette oeuvre, il s'est en effet mis en place un processus par lequel tout devenait soudain possible à l'insu de ce qui s'était réellement passé parce que ce qui comptait n'était pas ce passé mais la façon dont il pouvait servir un futur dans lequel l'artiste et son public entendaient se projeter. Gloria Victis attribua d'autant plus facilement la victoire annoncée aux Français vaincus que ceux-ci se considéraient (ils se souvenaient) qu'ils étaient porteurs d'un génie national (mémoire du passé) qui devait préserver la première place en Europe qu'ils estimaient leur être due (mémoire au futur). Les commentaires publiés dans la presse des années 1870 par les critiques d'art rendant compte des oeuvres exposées aux Salons des Beaux-arts témoignent à leur manière de cette relecture du traumatisme de la défaite. La débâcle militaire n'était pas niée, mais elle était présentée et reconnue par beaucoup comme un simple accident de parcours, une bataille perdue (salutairement, pour certains observateurs), réalité qui ne pouvait présumer du résultat d'une guerre provisoirement suspendue (jusqu'à accomplissement d'une immanquable revanche). Que cette vision d'eux-mêmes que les Français mirent en évidence lors de l'exposition universelle de 1878 (voir Les revanches de 1878, année mémorable) soit pur fantasme importe peu dans la mesure où elle avait pour fonction d'affirmer la puissance nationale. Il y a là matière à développements qui viendront en leur temps (à suivre).
Toutes ces réflexions sur la mémoire comme outil travaillant sur le passé pour mieux se décliner au futur devraient justifier la mise en place de cours ad hoc dans la formation des futurs historiens dont Denis Peschanski rappelle, en termes bien choisis, les fondements de la démarche. Celle-ci, je cite, "vise à se poser une question et à chercher réponse dans le dépouillement des sources avant de retourner à la question, à la moduler, la changer, la compléter et de confronter cette nouvelle formulation à de nouvelles sources. L’aller-retour est consubstantiel de la démarche de l’historien jusqu’à un produit qui ne sera jamais définitif car il s’agit de la réponse la plus appropriée, sources à l’appui, de la question posée. En d’autres termes, que la question soit simplement différente et l’historien lira différemment les mêmes archives ou, plus important, aurait à lire d’autres archives" (p. 119). Nous avons ici, non seulement une bonne définition du travail mis en oeuvre par les spécialistes concernés, mais, à travers le jeu constant des allers-retours des questions aux sources puis des sources aux requestionnements, va-et-vient durant lequel des (hypo)thèses sont publiées, un subtil renvoi, aussi, aux problématiques soulevées par la mémoire en général. Or, pas plus que quiconque, l'historien ne peut échapper à leurs implications sur son travail. Il a, lui aussi, pour but d'être lu afin de transmettre une connaissance qu'il espère incidente et de participer à la mission que Francis Eustache fixe dans sa postface (A la recherche d'un futur perdu ?). Avant d'être une affaire de spécialistes es-neurologie, philosophie, histoire ou technologie numérique, les questions liées à la mémoire renvoient en effet à des menaces qui pèsent sur tous et dont chaque citoyen doit mesurer les enjeux. "Au contraire du devenir, le futur n’arrive qu’à des êtres qui peuvent l’anticiper, qui sont dotés de mémoire et peuvent produire des possibilités différentes de celles qui sont contenues dans les lois du devenir", rappelle Bernard Stiegler (p.93). Or, la mission de la mémoire, précisément, "est de pouvoir dépasser la flèche du devenir, pour l’anticiper, la devancer et potentiellement dévier sa course" (Francis Eustache, p. 126). Tout l'avenir de la communauté humaine se joue peut-être dans la maîtrise de cette mémoire du futur que Francis Eustache invite à protéger (p. 132-136). Si le pessimisme ne saurait être de rigueur, il semble toutefois qu'il y ait urgence.
NB : La notion de "devenir" renvoie à ce qui sera par la force des lois qui le génère quand le "futur" dépend de ce que les êtres doués de mémoire projettent.
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