LE PARLEMENTAIRE (de Hector à De Neuville ou l'inverse ?)
[NB : la première partie de ce message a été publiée le 19/10/2018. Volontairement, elle est laissée à la lecture dans la mesure où, bien qu'érronée, elle fut une étape dans la compréhension d'une oeuvre]
En 1907, une petite biographie de Louis-Victor Hector, officier du génie qui eut mission d'assurer les travaux de défense du fort de la Miotte à Belfort, est publiée. L'ouvrage avait vocation à rendre justice à l'officier jugé injustement oublié. Il rapporte sa carrière et, plus particulièrement, son action dans le cadre de la défense de Belfort. Aux pages 17-19, l'auteur rapporte que la scène peinte par Alphonse de Neuville dans le tableau intitulé L'Entrée des parlementaires allemands à Belfort (1884) fait référence à un épisode survenu le 4 novembre 1870 et non - comme il est parfois imaginé - à la reddition de la garnison le 17 février 1871.
Extraits du témoignage :
page 17 : "à dix heures du matin, le major Von Grolmann, parlementaire allemand, escorté d’un clairon porteur d’un fanion blanc, se présentait sur le glacis de la Miotte (…) Il fut reçu par les officiers de la Miotte, MM. Sailly, Martel et Hector. Le parlementaire témoigna le désir d’être conduit auprès du gouverneur pour lui communiquer les intentions de son chef".
Hector fait alors prévenir le colonel Denfert-Rochereau, commandant de la place, qui notifie en retour son refus de recevoir le messager ennemi. Ce dernier confie alors à Hector (qui fait la navette) le message du général von Treskow invitant à la reddition de la place. Denfert Rochereau refuse. Le siège va donc se poursuivre. Mais l'épisode du 4 novemble ne s'arrête pas là.
page 18 : "Pendant que M. Hector remplissait cette importante mission, le froid étant très vif, le parlementaire demanda s’il ne pourrait prendre un peu de nourriture. On lui banda les yeux et il fut conduit par les capitaines Clerc, du 45e, et Martel, des mobiles du Rhône, au poste du Vallon. De la Miotte, on fit descendre le nécessaire pour un déjeuner aussi réconfortant que le permettaient les ressources de la garnison ; y prirent part le capitaine Sailly et les deux officiers ci-dessus, ainsi que le capitaine Perrin, du 84e, le lieutenant d’artillerie Vimont et Hector, du génie".
Ce qui est décrit ici est conforme à ce que représente de Neuville : un officier allemand les yeux bandés, accompagné d'un de ses hommes portant fanion blanc, entre dans Belfort sous escorte, encadré par deux officiers français. De Neuville, bien sûr, garde toute sa liberté d'artiste (sur son tableau, le parlementaire est accompagné d'un autre soldat, placé à gauche), mais ce qu'il peint ne peut pas être considéré comme une scène en relation avec la reddition de la place. En date du 17 février 1871, il n'y a aucune raison pour qu'un parlementaire allemand entre dans la ville les yeux bandés, sous la protection d'un drapeau blanc. La guerre était officiellement terminée. Tout concourt ainsi à dire que de Neuville, bien informé, traduit sur la toile l'épisode rapporté par Victor-Louis Hector, témoin au moins indirect de la scène. Il n'est d'ailleurs pas surprenant qu'il choisisse cet instant de l'histoire, lequel témoigne de la détermination des défenseurs encore à 4 mois d'une reddition qui leur fut imposée par ordre et non par la force.
A gauche, épisode du 4 novembre (Devant Belfort, par De Neuville, 1884). Selon Louis-Victor Hector, Von Grolmann demande à .
L'épilogue de la journée du 4 novembre est l'occasion pour son rapporteur d'exprimer la façon dont les officiers de carrière concevaient leur métier de soldat :
page 19 : "L’entretien fut très cordial ; puis le major, les yeux bandés, fut reconduit par MM. Martel et Hector, assez loin de la route de Mulhouse et après une poignée de mains, chacun regagna son poste. Le 5 novembre, le bombardement commençait."
Source : Hector (Louis-Victor), Un soldat. Simple récit d’un engagé volontaire de Romans. Imprimerie nouvelle, Belfort, 1907. BNF, cote 8-Ln27-53338.
Tout ce qui précède est fort convaincant et, je le confesse, je m'y serais laissé longtemps prendre si quelques détails ne venaient imposer le doute et suggérer l'idée que nous sommes ici en présence d'une "fake mémoire". De fait, la localisation de cette scène à Belfort ne résiste pas à une critique approfondie. Plusieurs éléments se combinent pour réfuter le titre L'entrée des parlementaires allemands à Belfort toujours retenu par le musée d'Orsay. Les voici dans l'ordre où je les ai rencontrés.
1- L'anomalie chronologique : le témoignage de Louis-Victor Hector est postérieur de 23 ans au tableau. Dès lors, la question s'impose : comment l'artiste peut-il avoir peint la scène alors qu'elle était encore inédite ? Sommes-nous en présence d'un processus de contamination d'une mémoire individuelle : Louis-Victor Hector s'est tellement imprégné de l'oeuvre qu'il s'approprie un souvenir qui ne lui appartient pas ? La réponse semble évidente, mais une contre-explication peut être avancée. De Neuville s'est rendu à Belfort au début des années 1880 en vue de réaliser ce qui est devenu En avant ! Le combat de Chenebier (1884). Il peut alors avoir rencontré Hector et s'être inspiré de son récit bien avant que celui-ci ne décide de publier lui-même ses souvenirs. Hypothèse contre une autre. Rien ne permet de savoir laquelle est juste.
2- L'information révélée par François Robichon : en 2010, celui-ci publie une biographie d'Alphonse de Neuville dans laquelle il cite des propos signés L... publiés le 17 mai 1884 dans la vie militaire : "La scène se déroule durant le siège de Péronne, dont les épaulements sont déjà effrités par les boulets." Rectification sans appel ? La prudence autorise à mettre en doute l'affirmation car L... ne fournit pas sa source. Il peut s'être trompé. L'ensemble de son récit permet toutefois d'en douter : il découvre en effet la toile (inachevée) dans l'atelier de De Neuville. En d'autres termes, il tiendrait son information de la personne la mieux placée pour dire ce que figure le tableau. Exit donc Belfort !
3- Le verdict des photos : si le doute persiste encore, le report aux images permet de le lever. La scène représentée par de Neuville ne figure pas un espace belfortain. Les vieilles cartes postales (avant destruction de la Porte de France en 1892) en attestent : la forme de la porte n'est pas conforme ; la présence d'habitations à proximité du rempart n'a jamais existé. Si de Neuville a voulu évoquer Belfort et sa glorieuse résistance (pourquoi pas), il n'a pas été authentique dans la figuration des lieux, ce qui est totalement contraire à ce qu'il a fait durant toute sa carrière. Certes, il est à un moment où il change. François Robichon l'écrit : "La fréquentation de Paul Déroulède l’amène à ses premiers engagements politiques." Ce changement - que l'on constate aussi chez Edouard Detaille - en fait de lui un peintre qui se veut désormais plus porteur de mémoire (le message d'abord avant l'authenticité) que témoin d'une histoire (priorité à l'authenticité). Il lui importe plus de dire la gloire des soldats de France que la vérité pointue des épisodes de la guerre comme il a pu le faire en 1873 dans Les dernières cartouches. Peut-être pensait-il à Belfort ; mais « son dernier tableau […] représente l’entrée d’un parlementaire dans une ville en ruines », écrit Paul Déroulède (Le Drapeau, 23 mai 1885). Pour le chantre de la Revanche, peu importe la ville. L'authenticité du cadre n'est pas l'essentiel, seul compte le message à transmettre. Rien cependant ne permet d'assurer cette interprétation. Il faut donc en revenir à la seule certitude : Belfort n'est pas le cadre du Parlementaire.
Péronne est-il pour autant le cadre fidèle du tableau ? Une vue ancienne de La porte de Bretagne autorise à le penser si on veut bien se rappeler que la ville a été sévèrement bombardée en 1870. Pour autant, les détails (l'arche de la porte, notamment) montrent que de Neuville se serait permis - sauf erreur toujours possible - quelques arrangements avec la réalité. Mais ces derniers changent-ils quoi que ce soit aux raisons d'être de sa création ?
Au-delà de l'authenticité des détails, la question ici soulevée est surtout intéressante dans la mesure où elle permet de montrer comment témoignages, souvenirs, devoir de mémoire et disciplline de l'histoire se mêlent et entremêlent si bien que la part entre chacune de ces positions reste toujours difficile à faire. Elle nous montre aussi comment, au niveau de la perception collective, la vérité d'une oeuvre peut vite échapper à son créateur une fois sortie de l'atelier ; ce qui compte pour le public qui s'empare d'elle, c'est la mémoire qu'il lui associe, le sens qu'il lui donne... un sens qui change avec le temps. De Neuville se rapprochant de Déroulède n'aurait peut-être pas désavoué la relocalisation de son oeuvre si celle-ci pouvait servir "l'honneur retrouvé de la Patrie". C'est possible mais nous ne saurons jamais ce qui n'est pas advenu.
Sources :
L..., La vie militaire, n° du 17 mai 1884, pages « Les peintres militaires. Alphonse de Neuville », p.272-276.
Robichon (François), Alphonse de Neuville 1835-1885, Paris, Nicolas Chaudun, 2010.