JEAN BAPTISTE JULIEN DETAILLE, DECEDE A DRESDE EN 1870 : un deuil si discret !
25 septembre 2018 [message mis à jour le 19 décembre 2019, voir ci-dessous]
« Les événements de 1870-1871 firent sur l’esprit de Detaille une impression profonde », écrit en 1878 Gustave Goetschy en parlant du jeune peintre Jean-Baptiste Edouard Detaille encore au début de sa longue carrière. Tous les biographes de ce grand maître de la peinture militaire conviennent de cette influence de la guerre franco-prussienne sur l'artiste et il suffit de se pencher sur l'œuvre de celui-ci pour s'en convaincre : l'expérience du champ de bataille, qu'il connut au combat de Châtillon et à celui de Villejuif comme volontaire au 8eme régiment de mobiles, le marqua fortement [pour plus d'information, voir sur wikipédia]. Un coup de mitrailleuse (1870 pour la première version, présenté au Salon de 1872) en est le premier - sinon le meilleur - témoignage.
Mais cette guerre fut aussi l’occasion d'un triste évènement pour la famille Detaille. Le 7 décembre 1870, Jean-Baptiste Julien, frère cadet d'Edouard, décède à l'ambulance du camp de Dresde (en Saxe) où il était interné. Cette perte causa certainement une autre "impression profonde" sur l'esprit de son aîné, peut-être même plus "profonde" encore que la vue de camarades blessés ou celles de Saxons tombés sans la moindre chance de salut sous le feu d'une mitrailleuse. Pourtant, la disparition de ce frère est peu évoquée dans les ouvrages qui lui sont consacrés.
En 1876, Jules Clarétie rappelle bien qu’Édouard était l'ainé d'une nombreuse fratrie (ils étaient huit frères et sœurs). Parmi ces frères, il en désigne deux « qui ont été militaires et sont morts tous deux, l’un pendant la guerre de 1870-71, le dernier, loin du pays, dans une prison d’Allemagne ». Il n’en dit pas plus, commettant une erreur sur le premier. Demi-frère d'Edouard Detaille, Jean-Baptiste Georges Detaille est bien mort en 1870, mais son décès eut lieu le 24 avril, soit trois mois avant le début du conflit. Quant à Julien, il ne précise rien sur cette « prison » où il s’éteint. L’effet de ce décès sur l'esprit du peintre Edouard Detaille est encore moins évalué. Le soin est laissé au lecteur d’imaginer ce qu’il put être.
Jules Clarétie n’écrivait qu’une notice dans le cadre d’un ouvrage sur les artistes qui lui étaient contemporains. Ne lui faisons pas grief de précisions qu'il n'avait peut-être pas le loisir de donner. En 1898, en revanche, Marius Vachon publie une biographie de 177 pages du peintre toujours vivant. Or, concernant les frères de celui-ci, il se contente d’expliquer qu’Edouard Detaille aurait pu se dispenser de tout engagement dans l'armée en 1870 : « il était doublement exempt du service militaire, comme fils de veuve, ayant déjà un frère sous les drapeaux » (information reprise telle quelle par Pierre Chanlaine en 1962, p. 29). Son père, Jules, venait en effet de décéder le 10 juillet 1869. Dès lors, en tant que fils aîné, il bénéficiait de la dispense puisqu’il devenait chargé de famille, responsable à ce titre de l’avenir de ses frères et sœurs. De son côté, son frère Julien s’était engagé au 2e bataillon de chasseurs à pied. Vachon ne dit rien en revanche sur le sort malheureux de ce frère. L’impact possible de son décès sur son aîné n’est même plus suggéré. Il ne l’est pas davantage dans la biographie (83 pages) que Frédéric Masson (grand ami d'Edouard Detaille) publie en 1894 et qu'il reprend en 1912 à l'occasion du décès de l'artiste, ni par Pierre Chanlaine en 1962, ni par Jean Humbert en 1979. Il faut attendre 2007 pour voir François Robichon rappeller explicitement le nom de Julien et préciser les circonstances de son décès : « mort à Dresde dans un camp de prisonnier » (p. 21). Il se montre, en l’occurrence, plus précis que Clarétie, mais ne tente pas plus que ces prédécesseurs d'évaluer l'impact de cet évènement sur l'esprit de son aîné.
Sans doute la vie d’Édouard Detaille fut-elle assez riche pour ne pas donner à la disparition de ses frères, et à celle de Julien, en particulier, plus d’importance qu’elle n’en eut. Édouard Detaille n'en parlait guère - du moins publiquement - et on peut se poser la question : pourquoi une telle discrétion sur cette perte si ce n'est parce qu'elle fut vite acceptée comme une inévitable fatalité ? Il est toutefois bien difficile d’imaginer l'indifférence d'un homme comme Edouard Detaille pour un cadet dont il s’occupait avec attention. Il lui avait notamment trouvé une pension à Londres en 1869, montrant à l'occasion qu'il prenait très au sérieux son rôle tout nouveau de chargé de famille veillant à l'avenir de ses puinés. Dès lors, comment expliquer cette forme d'impasse sur le drame familial ? Simple pudeur d'un homme sensible, complexe de culpabilité du survivant sorti indemne du conflit, remord de n'avoir pas su protéger celui qui était tombé sous sa responsabilité ? Toutes ces hypothèses sont plausibles, mais elles restent à démontrer. Quant à l’effet de cette perte sur l’artiste et, éventuellement, sur son oeuvre, il est - jusqu'à preuve du contraire - impossible à déterminer.
En retraite (1873)
Deux oeuvres - au moins - permettent toutefois de s'interroger : En retraite (1873) et Combat dans un hangar crénelé (1875) que Pierre Chanlaine prend le temps de présenter (p. 32 et 33). Selon François Robichon (p. 30-31), la première renvoie à un épisode de l'armée de la Loire, ce que conforte la seule présence de la neige à l'image. Dans les deux cas, cependant, Edouard Detaille figure des chasseurs à pied. A-t-il choisi cette unité en pensant à son frère qui servait lui-même au 2e bataillon de chasseurs et qui s'illustra dans des positions de défense pendant la retraite de l'armée du Rhin ? A défaut de pouvoir prouver quoi que ce soit, rien n'interdit de le penser, mais ce ne sont là que conjectures !
Finalement, que retenir de sûr à propos de ce Jean Baptiste Julien Detaille dont seule la plaque placée dans le caveau familial du Père-Lachaise (66e division) rappelle le souvenir ? Joël Larroque, descendant de la famille, a retrouvé des informations dans les archives de la mairie du IXe arrondissement qui permettent d’en savoir un peu plus sur lui : né le 4 juin 1851, Julien avait 19 ans lors de la déclaration de guerre. Il s’engagea au 2e bataillon de chasseurs à pied (commandement François Oscar de Négrier) et vécut la campagne de l’été 1870 dans les rangs de l’armée du Rhin. Il connut les affres de la retraite sur Metz et participa très certainement à la bataille de Saint-Privat (18 août) dans laquelle son unité fut engagée et où cette dernière essuya de lourdes pertes (13 officiers et 230 hommes) en défendant le village d'Amanvillers. Fait prisonnier, probablement lors de la capitulation de Metz (28 octobre 1870), il fut alors envoyé en captivité en Allemagne, dans ce camp de Dresde où il décède le 7 décembre 1870. Il avait le grade de caporal.
Son corps fut rapatrié un an plus tard et inhumé dans le caveau familial du Père-Lachaise.
Mise à jour du 19 décembre 2019
Dans son numéro du 2 décembre 1871, L'industriel de Saint-Germain-en-Laye fait part du décès de Julien Detaille. On y apprend que ce dernier est mort "de la petite vérole" et qu'il a été fait prisonnier "à la bataille de Bapaume". Cette seconde affirmation relève de l'erreur, la bataille en question ayant lieu le 3 janvier 1871, soit plus de 3 semaines après le décès de Julien. Il est plus probable que la bataille à retenir soit celle de Saint-Privat au cours de laquelle le 2e bataillon de chasseurs à pieds auquel appartenait le jeune Detaille fut fortement exposé, éprouvé et "écrasé".
Sources :
Chanlaine (Pierre), Edouard Detaillle. Paris, A. Bonne,1962.
Clarétie (Jules), L'art et les artistes français contemporains, Paris, Charpentier,1876.
Duplessis (Georges), « Edouard Detaille », Gazette des Beaux-arts, Paris, Imprimerie J. Claye,1874
Goetschy (Gustave), Les jeunes peintres militaires. Deneuville, Detaille, Dupray. Paris, Baschet, 1878.
Humbert (Jean-Marcel), Édouard Detaille, l’héroïsme d’un siècle. Paris, Copernic, 1979
Masson (Frédéric), "Edouard Detaille", in Jules Richard, En campagne. tableaux et dessins de Alphonse de Neuville et Édouard Detaille. Paris, Boussod, Valladon et Cie, 1894.
Masson (Frédéric), Édouard Detaille, Paris, J. Leroy et Cie,1912
Robichon (François), Édouard Detaille. Un siècle de gloire militaire, Paris, B. Giovanangeli, 2007
Vachon (Marius), Detaille. Paris, A. Lahure, 1898.
Wikipédia : Edouard Detaille.
Larroque (Joël), Généalogie de la famille Detaille sur Geneanet. Fiche "Jean Baptiste Edouard Detaille"
Je remercie Joël Larroque pour toutes les informations gracieusement données par ses soins.