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Mémoire d'Histoire
24 mars 2018

CLEMENCE ROYER, UN APPEL A LA PAIX (1870)

Clemence Royer par Nadar (1865)Savante autodidacte et indépendante, philosophe et scientifique française, Clémence Royer s’est fait connaître au début des années 1860 comme traductrice de Darwin.

« Issue d'une famille catholique et légitimiste », elle est confrontée très jeune (19 ans) à la nécessité de gagner sa vie. Elle s’y emploie d’abord comme gouvernante. Curieuse et avide de connaissances, elle s’initie aux sciences en puisant dans les ouvrages qu’elle consulte chez ses employeurs. Elle s'intéresse à l'anthropologie, à l'économie politique, à la biologie et à la philosophie. Elle perfectionne sa maîtrise de l’anglais à l’occasion d’un séjour Outre-manche (1853-1855). Installée en Suisse à partir de 1856, elle entreprend de traduire De l’origine des espèces de Darwin (1862), travail qu’elle augmente d’une préface où elle expose sa vision de l’ouvrage et ses critiques. Deux autres éditions, qu’elle commente encore, sont publiées en 1866 et 1870 (voir Wikipédia).

Les années soixante sont stimulantes pour Clémence Royer, « fécondes, riches et prometteuses » souligne Aline Demars (p. 150). En 1869, elle publie L’origine de l’Homme et des sociétés, un texte édité deux ans avant la Généalogie de l’Homme de Darwin. Dans cet ouvrage le savant britannique « admet enfin les conclusions de ses théories. Clémence Royer revendique avec force la priorité de son propre livre » (Demars, p. 157). Forte de la réputation qu’elle se fait dans le cercle de la recherche scientifique, elle devient en 1870 la première femme à être admise à la Société d’anthropologie de Paris fondée onze années auparavant par Paul Broca.

La guerre est un tournant dans sa carrière. Clémence Royer en convient elle-même dans un texte autobiographique rédigé vers 1895 à l’adresse de Pascal Duprat (son compagnon) et de son fils. Elle écrit : « Le volume parut en avril 1870. La guerre, éclatant trois mois après, en arrêta le succès. Après la guerre, l’ouvrage était devenu antédiluvien. D’aucuns le prirent pour une traduction du livre de Darwin […] En effet, pour la génération nouvelle, Clémence Royer n’était plus que la traductrice de Darwin. Elle ignorait tous les autres titres, les douleurs de l’année terrible avaient effacé des mémoires tout ce qui leur était antérieur. La France, absorbée par la politique, ne lisait plus que des journaux, et ceux-ci supprimaient les articles scientifiques ou bibliographiques, pour donner plus de place aux théâtres ou aux courses. […] Les esprits énervés par nos désastres, rétrogradaient en philosophie. Le positivisme, offrant ses solutions négatives, en supprimant les questions au lieu de les résoudre, décourageait de toute étude. » Ce récit trahit un fort sentiment « d’amertume » (Demars, p. 186) ; il est l’expression d’un ressentiment a posteriori sachant que sa carrière a décliné à partir de 1870 et que la guerre a bien été un marqueur chronologique dans le déroulement de celle-ci. Mais le conflit lui-même ne saurait être rendu responsable de ce changement de trajectoire. On est plutôt dans l’ordre de la concomitance.

La guerre franco-prussienne ne la laisse pas indifférente. Elle est même pour elle l’occasion de s’impliquer dans des actions collectives qui tranchent avec son souci d’indépendance. « Au début des années 1870, rappelle Aline Demars (p. 243), elle accepte de rejoindre le mouvement féministe de Maria Deraisme, créatrice, en 1867, de l’association de franc-maçonnerie, Le droit des femmes. Elle veut soutenir les revues, comme La Libre Pensée ou La Pensée Nouvelle, mais toujours à condition de garder sa liberté d’agir et de penser à sa guise. » Elle s’engage aussi en faveur de l’éducation pour tous, les femmes en particulier ; et contre la guerre. Le 20 août 1870, elle rédige une Adresse des femmes françaises aux femmes de toutes les nations. Du moins se présente-t-elle comme l’auteur de ce texte sur les exemplaires imprimés qu’elle offre à la Bibliothèque nationale. Le document n’est pas suivi des paraphes des femmes qui l’auraient signé. Son contenu, toutefois, est conforme aux idées que défend Clémence Royer tout au long de sa vie ; le style lui ressemble. Au lendemain des défaites sous Metz et du blocage de l’armée du Rhin, bien avant que quiconque soit en mesure de présumer des effets de ces échecs militaires, trois semaines avant le désastre de Sedan, Clémence Royer en appelle ainsi à toutes les femmes d’Europe, d’Allemagne en particulier, à faire le nécessaire auprès des autorités dont elles dépendent pour que cesse la guerre. Elle plaide pour qu’une « paix éternelle, inviolable » soit enfin établie entre les nations libres de toute forme d’oppression. Ce texte exprime déjà ce que développera Clémence Royer dans les trois articles pacifistes publiés en 1901 sous le titre L’Abolition du droit de guerre, textes qui témoignent « de l’audace novatrice d’une femme, pacifiste par tempérament et par raisonnement logique, qui propose un véritable code de paix, en tournant le dos aux passions de revanche qui agitaient la France après la défaite cuisante de 1870. » (Demars, p. 249).

Victor Hugo vers 1875Cette adresse est-il un texte défaitiste, l’expression d’un défaut de patriotisme qui justifierait le silence que l’histoire lui inflige ? Avant tout, il montre la réaction d’une femme engagée face à la guerre. À ce titre, il mérite – ainsi que son auteure – d'être signalé dans toute étude consacrée aux Françaises face à la guerre. Quand on l’analyse en détail, on s’aperçoit vite qu’il n’a rien de lâche, antipatriotique ou d’anticonformiste au regard de l’époque. « Si nous élevons la voix vers vous dans notre deuil, ô sœurs de toutes les nations, ce n’est point pour trahir la France en implorant pour elle une paix honteuse. Elle ne peut recevoir merci, elle ne peut faire grâce avant d’avoir repoussé l’invasion hors de ses frontières et obtenu le châtiment de ceux qui ont amené la violation de son sol sacré. » Cette phrase peut paraître bien naïve ; mais elle s’inscrit dans l’esprit du temps. Elle est conforme aux conditions de la paix que tentera de négocier Jules Favre quelques semaines plus tard après le désastre de Sedan : un armistice honorable sans perte de territoire, objectif que soutient la majorité des Français tels qu’ils l’expriment dans leurs journaux intimes, correspondances, carnets de guerre et maints médias. Hostile à la guerre dont elle souhaite l’abolition, Clémence Royer soutient ici un texte de même inspiration que La lettre aux Allemands publiée trois semaines plus tard (9 septembre) par un Victor Hugo dont le patriotisme n’a jamais été mis en doute. « Si par malheur, écrit Hugo, (…) vous donniez l’assaut à Paris, nous nous défendrons jusqu’à la dernière extrémité ». Ici réside le même avertissement que celui inscrit dans L’adresse des femmes françaises : la France se défendra si l’invasion ou l’agression allemande se prolonge. La différence entre les textes tient essentiellement à la différence des contextes. Dans les deux, l’ennemi est invité à se retirer au nom des valeurs universelles ; au nom aussi du respect de Paris en tant que capitale de la civilisation, « la ville sainte, le cœur de l’humanité pour sentir, son cerveau pour penser, son bras pour agir (…) la Rome des temps modernes » écrit Clémence Royer ; « la ville des nations » renchérit Hugo. En l’assiégeant, la prenant et pillant, les Allemands auxquels s’adresse Hugo se rendraient coupable « d’égorger l’Europe sur place », « le monde [en] aurait le deuil ». Foncièrement, les deux textes expriment la même idée, avec des arguments de même nature : renonçons à la guerre, elle est contraire aux intérêts des peuples, nul ne peut y gagner ; sinon, la France défendra ses droits, elle résistera ; la lutte sera impitoyable. La parenté intellectuelle autant qu’argumentaire entre les deux textes permet même de s’interroger sur la connaissance que l’auteur du second pouvait avoir du premier. Victor Hugo s’est-il inspiré du texte de Clémence Royer ? Ainsi, les femmes françaises ne se sont pas contentées d’être « romaine » comme l’affirme Victor Hugo dans l’hommage qu’il leur rend par ailleurs (cf.Lettre à une femme, 10 janvier) ; à travers l’adresse que certaines d’entre elles ont écrite et signée, ces dernières se sont engagées avec une ferveur identique au plus célèbre de ses hommes de lettres.

paris 1870 portrait clémence royerEn décembre 1870, en pleine guerre, Clémence Royer publie encore « Étude sur la justice et les inégalités sociales » dans le Journal des économistes. Elle y préconise de« bâtir des écoles au lieu des casernes, d’acheter des livres au lieu des canons, et à la place de chaque prêtre de mettre un instituteur » (Demars, p. 178-179). Là encore, la militante pacifiste se montre active. Sans doute, cette action n’a-t-elle pas servi les intérêts militaires de la France, mais tel n’est pas la question.

 

Source :

wikipédia

Fraisse (Geneviève), Clémence Royer. La Découverte, Paris, 1985.

Hugo (Victor), Lettre à une femme (par ballon monté, 10 janvier).

Demars (Aline), Clémence Royer l’intrépide. L’Harmattan, Paris, 2005.

Lecaillon (Jean-François), projet d'ouvrage sur Les Françaises face à la guerre de 1870. Inédit.

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