REVANCHE ET PEINTURES D'HISTOIRE AUX SALONS DES BEAUX-ARTS
Au Salon des Beaux-arts du XIXe siècle, le genre défini comme majeur est « la peinture d’histoire ». Bien qu’en déclin, voire assez marginale en proportion des oeuvres présentées, ce type de peinture est considéré comme « grande œuvre », celle qui exprime le génie national. Les ministres qui président aux cérémonies de remise des médailles (Batbié en 1873, de Cumont en 1874, Wallon en 1875) insistent tous sur ce point.
Au lendemain de la défaite, dès le premier salon (1872), les deux tiers des tableaux (quarante sur une soixantaine) traitant d’un sujet d’histoire renvoient à la guerre de 1870. La France et ses artistes sont encore sous le choc de l'humiliante défaite. Conçues et souvent réalisées pendant l'année 1871, ces oeuvres traduisent le traumatisme national et le désir bien partagé de témoigner pour ne pas oublier. Elles relèvent d’un souci de faire devoir de mémoire avant la lettre, en vue de la Revanche.
Ce désir de Revanche marque la France de 1872 à 1914. Mais quelle place y occupe la représentation des épisodes illustrant la guerre franco-prussienne durant toute cette période ? La question ne saurait être traitée en quelques lignes. Les deux graphiques présentés ici autorisent toutefois quelques remarques.
Sur chacun d'eux, la courbe bleue montre l’évolution du nombre de peintures présentées aux Salons faisant référence à la guerre de 1870-1871. Lors de ces manifestations où sont, plus qu’ailleurs, exposées des « peintures d’histoire », la représentation de L'année terrible s’efface au fil du temps. Très envahissant dans les années 70, le sujet devient de moins en moins prisé. Usure de celui-ci ? Effacement du souvenir ? Disparition des vétérans susceptibles de porter mémoire de la guerre ? Ces explications se combinent. Dans le même temps, le mouvement revanchiste qui marque les années 1890 (affaires Boulanger et Dreyfus) monte en puissance. Il y a ainsi comme un décalage entre l’évocation visuelle de 1870 (en recul) et l’appel politique à sa réparation (en progression).
Les années 1890 sont aussi celles où les références au Consulat et au 1er Empire (y compris à travers des défaites comme en Russie ou à Waterloo) se multiplient (courbe verte). Les deux courbes se croisent entre 1892 et 1893, le rapport entre les deux thèmes s'inverse. Le fait est plus visible sur le second graphique (ci-contre) qui évalue l'évolution en pourcentage d'oeuvres sur un thème selon le nombre total des peintures d'histoire (tous sujets confondus). Ce moment n’est sans doute pas un hasard. Mais que nous apprend-t-il sur le revanchisme ?
Le désir de Revanche est né très tôt, dans les camps de prisonniers en Allemagne. En 1882, Paul Déroulède fonde la Ligue des Patriotes, "mouvement pionnier du nationalisme français" (dixit wikipédia). L'organisation, qui soutient Boulanger - le "Général Revanche" - fait de la reconquête des provinces perdues un des piliers de son programme. Membre actif de la Ligue, Édouard Detaille en devient l'un des meilleurs illustrateurs. Ancien soldat de 1870, il se fait un devoir d’entretenir la mémoire des Français. Il est pourtant le premier à renoncer (au tournant des années 1890) au thème de la guerre franco-prussienne qu’il a déjà beaucoup illustrée. Ayant usé le sujet, il s'ingénie alors à mettre en scène l’armée nouvelle et les manoeuvres qui ont vocation à la préparer à la guerre. Le rêve en est la plus célèbre figuration. Un autre sujet occupe de plus en plus le grand maître de la peinture militaire : les épisodes du 1er Empire. À ce titre, il participe amplement du retournement observé dans nos courbes. La guerre de 1870 ne fait-elle plus recette ? Sur la foi de leurs productions, elle semble ne plus convaincre les artistes de son efficience. Mieux vaut - semble-t-il - la gloire de la Grande armée (y compris dans la défaite) que le souvenir désastreux de celle qui servit "Napoléon le petit".
Telle est l’information que traduit l’analyse des sujets d'Histoire exposés aux Salons pendant l’entre-deux-guerres. Au-delà, elle nous montre comment la revanche de 1914 ne s’est pas tant appuyée sur le souvenir de la défaite qui la justifiait. Ce fait explique peut-être pourquoi les appelés de 1914 faisaient si peu référence à 1870 même s’ils étaient partisans d’une guerre de revanche contre l’Allemagne ! [voir Lecaillon 2011]. Il met surtout en évidence la différence entre l’histoire – un récit construit au mieux du possible par des spécialistes de la discipline – le souvenir – des émotions préservées par une génération, qui vivent et meurent avec elle – et la mémoire – un discours qui renvoie à ce qu'une communauté d'hommes retient de son passé pour se construire un avenir.
Ainsi (et contrairement à une idée bien reçue), corriger les effets de la défaite (la perte de l'Alsace-Lorraine, notamment) ne se serait pas vraiment fait par référence aux souvenirs de celle-ci ! Le Premier Empire, les références à Jeanne d’Arc et celles renvoyant à une Histoire de France mise en mémoire par Ernest Lavisse pour édifier les enfants de l’école obligatoire et gratuite semblent avoir été plus porteurs. Au niveau d'une collectif et dans la durée, la mémoire a souvent plus de force que le souvenir ; et même que l'histoire.
Sources :
Catalogues des Salons de la société des Beaux-arts.
Lecaillon (Jean-François), Le souvenir de 1870, histoire d'une mémoire. Paris, Giovanangeli éditions, 2011.