SOUVENIRS D'UNE "MORTE VIVANTE" DANS PARIS ASSIEGE
En 1909, Victorine Brocher (1839-1921) - ex ambulancière et cantinière d'un bataillon de Fédérés pendant la Commune de Paris - publie ses "souvenirs d'une morte vivante". Issue d'une famille militante, elle offre un témoignage riche sur l'instauration de la République sociale, la semaine sanglante, sa condamnation puis l'exil qui lui permit de "survivre". Elle y raconte aussi ses lointains souvenirs de 1848 (elle n'avait que 9 ans), du second Empire et du siège de Paris en 1870. Comme nombre de militantes engagées dans l'insurrection révolutionnaire, elle ne resta pas inactive face à la guerre étrangère. Mais l'historiographie du XIXe siècle ignore souvent le patriotisme de ceux qui, aux yeux des Versaillais, furent des traitres qui ne méritaient pas que mémoire fut conservée de leur engagement. Les lois de 1871-1872 interdisant d'évoquer le souvenir des insurgés y veilla. S'inscrivant dans la longue durée, le récit de Victorine Brocher a donc l'intérêt de rappeler que les révoltés de 1871 ne sont pas nés ex nihilo. Nombre d'entre eux - tel Louis Rossel - ont d'abord participé à la lutte contre les Prussiens, circonstance au cours de laquelle ils firent preuve d'un patriotisme qui mérite son légitime hommage.
Victorine Brocher le dit sans détour : "J'aurais préféré que la guerre ne fût pas" (p. 114). Mais à partir du moment où celle-ci est déclarée, la jeune femme choisit de "tout faire pour délivrer la France du joug de l'étranger". Quand son mari - ancien membre de la Garde impériale et combattant de la guerre de Crimée - décide de s'engager dans les Francs-tireurs de la Loire, elle le soutient "de bon coeur". Pour elle, ce dangereux service va de soi.
Son mari parti, pas question pour elle de se contenter de s'occuper de sa mère et de son enfant âgé de 9 mois. Elle veut être "utile à son pays" (p. 118). Elle commence par se proposer pour confectionner des vareuses ou des pantalons nécessaires à l'équipement des gardes nationaux. Mais ce travail qui occupe nombre d'ouvrières ne dure pas. Elle propose alors ses services à l'ambulance des Champs-Elysées. Recalée, elle se tourne vers le Comité de la Croix-Rouge de la rue Feydeau qui la forme. Elle apprend à porter les premiers soins, à faire des pansements, à respecter les consignes de propreté et d'hygiène et à préparer les boîtes pour le service ambulant. Peine perdue une nouvelle fois. Trochu préfère que ce travail d'infirmerie soit confié à des religieuses. Déçue, Victorine Brocher tente sa chance auprès d'un officier de la rue de Beaune. Par son entremise, elle est admise comme ambulancière à la 7e Cie du 17e bataillon de la Garde nationale, 7e secteur ; "pour un poste de combat", précise-t-elle (p. 121). A partir de ce moment (fin septembre, début octobre, elle n'est pas précise sur la date), elle subit les dures conditions de vie du soldat. Les nuits sont glaciales sur les remparts ; elle dort sous la tente, près d'un brasero dont les émanations toxiques manquent de l'asphyxier une nuit où elle se couche trop près de lui. Elle vit au rythme des alertes, dans un froid terrible. Le jour de Noël, il est si vif que les larmes gèlent sur ses joues.
Sa première mission est éprouvante. Le 8 octobre sa compagnie doit intervenir après l'explosion de l'usine chimique de M. Deplazanet, située au 167 rue Javel. Les dégâts sont considérables, les morts nombreux, le spectacle épouvantable : "J'ai aidé à relever non pas des êtres qui avaient vécu, mais des lambeaux informes de chair humaine [...] ça et là nous trouvions un bras, une jambe, une cervelle éclatée sur des débris de pierre, c'était une bouillie, on n'a pu rien reconstituer." Elle peine à s'en remettre et se pose des questions sur la suite de son engagement ; elle décide néanmoins de prolonger celui-ci.
Le 28 novembre, une tentative de sortie est lancée par le général Ducrot. La compagnie de Victorine en sera. Lors des préparatifs le capitaine M. du Q. fait une promesse à la jeune femme : s'il arrivait qu'elle soit tuée, la compagnie adopterait son fils. Annonce peu réjouissante, qu'elle apprécie pourtant pour ce qu'elle signifie de solidarité ; qui témoigne aussi des risques que Victorine Brocher accepte de courir. Comme toute ambulancière, elle sait qu'elle va s'exposer au feu de l'ennemi. Au final, il n'en est rien. L'opération échoue, la 7e Cie du 17e bataillon reste l'arme au pied et n'est pas engagée. Enorme déception : "piteusement, nous reprîmes le chemin de Paris ; nous étions consternés" (p. 139).
Victorine Brocher n'a pas d'autres occasions de prouver sa bravoure aux abords du champ de bataille. Pour elle, la suite du siège n'est pas plus facile pour autant. Les gardes aux remparts sont pénibles. Le froid intense rend malade. Il tue aussi. Dans Paris, la souffrance est sur les visages : "on ne rencontrait que des gens à la figure pâle et fatiguée, si triste [...] on s'habituait tellement à voir la mort défiler devant soi que cela semblait faire partie de la rue" (p. 143). En janvier, le bombardement de la ville augmente encore "la besogne". "Les blessés et les morts (qu'il faut relever) abondent".
Le 28 janvier 1871 vient la cruelle humiliation de la capitulation ! Avoir tout donné et ne rien pouvoir sauver ! Victorine Brocher ne garde de la guerre qu'un immense sentiment de gâchis et celui d'avoir été trahie. L'indignation de la militante patriote la conduira à participer à l'insurrection communarde. En attendant, elle conclut l'année 1870 par ces mots : "Nous passons nos jours et nos nuits à soigner nos enfants, nous multiplions nos efforts pour faire des hommes. Il faut vingt ans pour faire un homme ! Notre oeuvre à peine achevée, au nom de Dieu et de la Patrie, quelques ambitieux nous obligent à donner nos fils en pâture. Ils crient très haut : Respect à la famille ! Mais que font-ils, eux, du respect de la vie humaine ?" (p. 146). Ce paragraphe a-t-il été écrit en 1871 ou Victorine Brocher le rédige-t-elle plus tard, quand la guerre n'était déjà plus qu'un lointain souvenir ? Peu importe. Si son propos n'était pas encore fixé dans sa tête au moment de la défaite, il exprime bien la déception de ces femmes qui se sont d'abord battues pour la défense de la Patrie en danger.
"Maudits soient ceux qui ont inventés la guerre. Les héros de ces tristes épopées sont légions, ce sont nos fils, les inconnus" écrit encore Victorine Brocher (p. 146). Mais les héros ne sont pas que les fils ; ils se comptent aussi parmi les filles, toutes celles qui les ont soutenus dans l'adversité, les ont soignés ou aidés. A l'instar des "dames" oeuvrant dans les sociétés de secours aux blessés, des infirmières au chevet quotidien de ces derniers, des cantinières soutenant les combattants sur le champ de bataille, des ouvrières fabriquant les cartouches, confectionnant des uniformes ou cousant les toiles des ballons, de quelques combattantes aussi... et des ambulancières comme Victorine Brocher, les héros de la guerre franco-prussienne furent aussi des femmes.
Brocher (Victorine), Souvenirs d'une morte vivante. Une femme dans la Commune de 1871. Nouvelle réédition, Paris, Libertalia, 2017.
Sur l'explosion de l'usine de Javel, voir Le Rappel n° du 9 octobre 1870, page 2, colonne A.
La journée du 22 janvier 1871 racontée dans Les Temps nouveaux par Victorine Brocher. Compléments des Souvenirs tronqués sur cette journée (voir colonne A).
Audin (Michèle), blog La Commune de Paris. Présentation du livre de V. Brocher.