JULIETTE DODU : HISTOIRE, MYTHE ET MEMOIRE
La mémoire de 1870 entretient le souvenir de quelques figures féminines. Juliette Dodu en est, sans doute, la plus illustre. Son aventure est toutefois controversée. Entre mythe et réalité, priorité à l’histoire ou à la mémoire ?
Wikipédia résume l’affaire. Extraits : « Les Prussiens investissent Pithiviers le 20 septembre 1870 […] Juliette a l’idée de bricoler une dérivation sur le fil qui passe dans sa chambre […] Pendant dix-sept jours, elle fait parvenir ces dépêches aux autorités françaises […] Elle sauve ainsi la vie des 40 000 soldats du général Aurelle de Paladines. […] Les Prussiens traduisent Juliette Dodu devant la cour martiale. Elle est condamnée à mort, mais l’armistice est signé avant son exécution ».
Ce récit est contesté. Wikipédia s’appuie sur Guy Breton pour justifier les doutes de l’historiographie. Au delà du style peu académique choisi par l'auteur (un dialogue), celui-ci a le mérite de rappeler les faiblesses du dossier. Extraits : « à la date où Juliette Dodu aurait capté une dépêche (…) les Prussiens n’étaient plus à Pithiviers depuis trois semaines […] capter au son des messages chiffrés en langue allemande et passés en morse, et les retransmettre ensuite sans erreur suppose (…) des connaissances » que Juliette Dodu ne pouvait avoir. Guy Breton ajoute qu’il n’y a nulle trace d’un conseil de guerre et d’une condamnation concernant la jeune femme.
Ces constats conduisent l'auteur-narrateur à dénoncer une mystification. En 1877, M. de Villemessant aurait inventé toute l’histoire et obtenu que la Légion d’honneur soit attribuée à sa fausse héroïne mais véritable maîtresse.
Si l’histoire de Juliette Dodu est sujette à caution, la référence à Guy Breton n’est pas la meilleure source pour la mettre en doute. Les arguments avancés par celui-ci ne sont pas probants. Breton renvoie en effet à un article non référencé du Larousse, ce qui rend difficile toute authentification du propos qu’il cite avant de le tourner en ridicule. Surtout, il ne donne aucune précision sur les dates, procédure qui affaiblit sa critique concernant le silence des autres sources auxquelles il se réfère. Certes Rousset (auteur de référence d'une histoire de la guerre) ne parle pas de l’exploit de Juliette Dodu, mais pas plus qu’il n’évoque la moindre femme parmi celles qui se sont pourtant illustrées (telles Jane Dieulafoy, Paula Minck ou Clara Toussaint pour ne citer que celles-ci). Si on admet en outre que Juliette Dodu a espionné les Allemands lors de leur installation à Pithiviers (en septembre) et durant 17 jours (donc avant la mi-octobre), il n’est pas surprenant qu’Aurelle de Paladines et Steenackers n'y aient fait aucune allusion dans leurs ouvrages qui portent sur des événements survenus à partir de la mi-octobre 1870 (date de leur prise de fonction à la tête de l’armée de la Loire pour le 1er, auprès du gouvernement de la défense nationale pour le second), soit après l'exploit supposé. Les arguments de Guy Breton résistent finalement assez mal à la critique.
Alors : quelle vérité derrière toute cette histoire ? Ce qui s’est vraiment passé est difficile à établir. Ce qui est sûr, en revanche, est le caractère aberrant des dates données : le 20 septembre, les Prussiens sont à Pithiviers, mais le supposé sauvetage de l'armée de la Loire commandée ne peut avoir lieu qu’en octobre-novembre. Par décret du 8 décembre, Juliette Dodu reçoit de l'Etat une mention honorable pour service rendu à la Nation en même temps que d’autres personnels des postes. Elle est condamnée à mort à une date inconnue mais sauvée par l’armistice du 28 janvier ! Faut-il comprendre que les Prussiens auraient gardé Juliette Dodu en captivité pendant plus de deux mois (au moins) après l’avoir convaincue d’espionnage ? Toutes ces approximations laissent penser que les petits arrangements avec la vérité ne manquent pas. Pour autant, elles ne permettent pas de conclure de façon aussi radicale que Guy Breton pour qui Juliette Dodu n’a « rien » fait (p. 208). La réalité est sans doute plus prosaïque, à mi-chemin entre le « rien » et « l’héroïsme ». Des tentatives d'actes d’espionnage ont pu avoir lieu lors du passage des Prussiens à Pithiviers à la fin septembre 1870. Ces tentatives furent peut-être plus l’œuvre de madame Dodu mère, la receveuse des postes locales, que de sa fille, simple stagiaire, ainsi que le suggère Guy Breton. Il est même possible que les informations soutirées aient été transmises à l’état-major d’Aurelle de Paladines alors qu’il n’était que commandant supérieur des 15e, 16e et 18e divisions territoriales dans l’ouest. La suite serait affaire de rumeurs, confusions, malentendus, reconstructions a posteriori, voire d’une instrumentalisation intéressée accouchant de la légende que l’on sait. Juliette Dodu, « catin » du Prince Frédéric-Charles comme il est dit dans certaines versions ? La faible probabilité d'une telle relation témoigne en faveur d’un jeu confus de calomnies croisées. Villemesant fit le reste avec son article de 1877. Était-il de bonne ou mauvaise foi ? Difficile à dire, mais quelle importance si la légende est posée dans le cadre d’un « devoir de mémoire » avant la lettre ?
Ce qu’il faut retenir ? Juliette Dodu n’est sans doute pas ce que rapporte l'histoire. Elle n'en incarne pas moins une réalité, celle des receveuses des postes (Mmes Billard, Lhoste, Dubourg, Toussaint, Ladoux, Préclaire…) qui, pour être ignorées des meilleurs historiographes, n’en ont pas moins commis des actions du même ordre.
À classer comme légende, le souvenir de Juliette Dodu relève finalement du devoir de mémoire que se sont construits les Français en quête de leur honneur perdu. Entre mythe et réalité, ce devoir impose sa logique.