LA "RECONQUETE" DE FREMIET
Les visiteurs du Musée d'Orsay connaissent bien L'éléphant pris au piège réalisé en 1878 pour l'exposition universelle par le sculpteur français Emmanuel Frémiet (1824-1910). Ce dernier est aussi le créateur d'une autre statue célèbre : la Jeanne d'Arc qui se dresse place des Pyramides à Paris. La création de cette oeuvre s'inscrit toutefois dans une histoire et un contexte bien oubliés.
Sculpteur animalier, Emmanuel Frémiet est déjà un artiste réputé au moment où la France subit le désastre militaire de 1870. Il a travaillé pour Napoléon III.
Comme l'ensemble de ses compatriotes, la guerre l'affecte. Dès 1872, il présente au Salon un buste colossal de La guerre, une oeuvre en plâtre aujourd'hui disparue. Il en reste toutefois un médaillon de terre cuite intitulé Rêve du soldat. [source : RMN]
Un homme est étendu au sol (le soldat). Il rêve. Dans le ciel, une ligne de fantassins menés par un cavalier marche à l'ennemi. Face à ce rang, la mort s'avance armée de sa faux. Si l'image est très décontextualisée, la référence qui occupe l'esprit de Frémiet semble évidente : la guerre franco-prussienne qui vient de s'achever, avec son lot de jeunes hommes fauchés brutalement au seuil de leur vie adulte. La scène relève plus du cauchemar que du rêve, celui que représenteront Puvis de Chavannes (1883) et Edouard Detaille (1888) 10 et 15 ans plus tard. Le rapprochement entre les trois tableaux n'en mérite pas moins le coup d'oeil. Des constructions similaires (des hommes jeunes qui dorment, les images du rêve traversant le ciel), mais des messages qui témoignent de convictions différentes, voire opposées (la Revanche pour Detaille ; gloire et fortune mais avec l'amour pour Puvis ; l'horreur des "boucheries inutiles" pour Frémiet). Ces différences peuvent s'expliquer par la date de création (contrairement aux deux peintres, Frémiet est encore sous le choc de la défaite) ; elles traduisent aussi des façons différentes de faire mémoire de 1870.
Alors que Frémiet réalise le buste de La guerre (qu'on imagine peu sympathique !), il reçoit de l'Etat commande d'une statue de Jeanne d'Arc destinée à "redonner confiance à la nation humiliée" (source : monuments historiques). La symbolique de l'oeuvre en sera "la reconquête". Frémiet choisit pour modèle une jeune lorraine de 18 ans (Aimée Girod). Le message est clair : dressée place des Pyramides et inaugurée en 1874, l'oeuvre est l'une des toutes premières expressions artistiques de la Revanche. Pour l'occasion - et avec l'assentiment d'un Etat à portée de main des mouvements monarchistes majoritaires à l'Assemblée - le sculpteur a procédé par analogie, manière de faire qui a pu être évoquée dans Les peintres français et la guerre de 1870 (p. 146-150).
Deux ans plus tard (1876), le peintre impressionniste de Nittis présente Place des Pyramides.
La statue de Jeanne d'Arc est à sa place. La mémoire de 1870 et le rêve de revanche à l'image. Les contemporains le perçoivent-ils ? Difficile d'en douter. Le souvenir de l'humiliation subie cinq ans plus tôt est encore vif ; les destructions, qui défigurent toujours la capitale, l'entretiennent et, avec toute la symbolique qui lui est attachée, l'inauguration de la statue est encore toute récente.
De Nittis associe dans son oeuvre les thèmes de la reconstruction et de la reconquête. Dans quel but ? Au nom de la Revanche ? Il n'est pas sûr que l'artiste ait été un fervent partisan de celle-ci. Alors quoi ?
En 1876-1877, la France bascule dans le camp des Républicains. Les monarchistes ont manqué l'occasion qui leur était offerte d'une Restauration. Fin de la transition constitutionnelle. Désormais un autre débat, jugé plus important, divise la Nation, celui de la politique à mener envers l'Allemagne : fermeté et préparation de la Revanche armée (Déroulède, Juliette Adam, Edouard Detaille) ou conciliation diplomatique et revanche par l'école, la colonisation et les arts (Ferry, Chennevières, Renoir). En 1877, Gambetta, l'un des principaux initiateurs de la seconde voie, rompt avec Juliette Adam, l'égérie de la première. Dans ce contexte, le tableau présenté par de Nittis prend une coloration nouvelle : n'est-il pas la traduction du débat du moment ? A droite, Jeanne d'Arc - la reconquête dresse l'étendard de la revanche armée ; à gauche, les échafaudages annoncent une France reconstruite par les architectes et urbanistes.
De Nittis choisit-il entre les deux voies ? Difficile à dire. Dans son tableau, ce qui domine est plus la reconstruction (2/3 de l'image) que la Jeanne d'Arc réduite à une simple silhouette. Certes, la "reconstruction" des Tuileries renvoie implicitement à leur destruction et à l'immensité du défi à relever. Le contraste entre l'ampleur du chantier d'un côté et la taille de la statue équestre peut apparaître comme un hommage rendu à celle (Jeanne d'Arc, la France, la Reconquête) qui est appelée à le mener à son terme. Toutefois, sachant que de Nittis appartenait à un mouvement pictural dont les principaux leaders (Manet, Monet) étaient amis de Gambetta et qu'ils ont plutôt soutenu sa politique de reconquête de la puissance nationale par d'autres moyens que la guerre, il faudrait plutôt le ranger parmi les partisans de la revanche par les arts et la culture.
Pour en savoir plus, voir sur Wikipédia : Emmanuel Frémiet ; statue équestre de Jeanne d'Arc
article de Christel Sniter : la guerre des statues (...) l'exemple des statues de Jeanne d'Arc à Paris entre 1870 et 1914.
A paraître prochainement sur Memoiredhistoire : La peinture d’histoire impressionniste et Les mémoires des impressionnistes et les peintres français.