REGARDS D'EUGENE CARRIERE SUR LA DEFAITE
Né à Gournay-sur-Marne en 1849 (mort en 1906), Eugène Carrière participe activement à la guerre de 1870 comme défenseur de Neuf-Brisach. Il est fait prisonnier lors de la reddition de la place (novembre 1870) et envoyé en captivité à Dresde. De ce séjour forcé en terre allemande, il garde des souvenirs "amusants" autant que "désarçonnants" selon Edmond de Goncourt qui en reçoit l'expression (cf. Journal, vol. 8, 19 février 1891). Mais le jeune artiste a-t-il eu l'opportunité de dessiner les camarades de captivité dont il fait le portrait à l’écrivain ou quelques autres souvenirs de la défense de Neuf-Brisach ? Je n'en ai pas trouvé trace à ce jour. Trois documents témoignent toutefois des réactions du jeune homme au lendemain de la défaite.
Ces trois documents sont l'expression d'un double ressentiment. Celui d'un soldat humilié par la défaite ; celui aussi d'un homme d'origine alsacienne par sa mère (née Wetzel) et qui suivit sa formation de lithographe à Strasbourg. La perte de l'Alsace l'affecte ; l'installation des Allemands dans la capitale alsacienne plus encore. En 1872, il réalise les deux dessins ci-dessous.
Le premier est accompagné de la légende suivante : Rue de Strasbourg, veille de l'inauguration : arrivée des indigènes allemands.
[collection du musée d'Orsay]
L'inauguration dont il est question est celle de l'université allemande de Strasbourg. Le dessin lui-même et la qualification "d'indigènes" se passent de commentaires !
Le second dessin est plus confus, moins fini. Mais la légende, là aussi, suffit à en comprendre l'esprit.
Banquet d'inauguration de l'Université allemande de Strasbourg. Aspect du commes ( ?) ou chaque étudiant est tenu de faire preuve de capacité (comme mesure). Vue prise au moment où la grande nation allemande se montre dans toute sa splendeur.
[Collection du musée d'Orsay]
L'annexion est mal vécue par Carrière. La défaite et l'épilogue sanglant de la Commune plus encore. La lithographie créée vers 1871 sous le titre Les droits de l'homme (voir ci-dessus en début de message) ne laisse aucun doute sur les pensées de l'artiste. Sous un ciel sombre et un fond de paysage urbain où apparaissent les silhouettes d'un dôme (les Invalides ?), d'une cathédrale (Notre-Dame de Paris ?), d'autres monuments majestueux, la mort se penche sur le cadavre des droits de l'homme. L'avènement de la République à la faveur de la défaite n'a pas sauvé les valeurs de la Révolution. Eugène Carrière, qui fera état de convictions socialistes, dreyfusardes et pacifistes au sein du groupe de la Conciliation Internationale, traduit ici la leçon qu'il tire de l'Année terrible. Une leçon traumatisante.
Source : Louvre. Les collections des arts graphiques. Eugène Carrière.