UN BALLON DE 1870 CHEZ LE DOUANIER ROUSSEAU ?
"Tout en exprimant son optimisme concernant son propre avenir - et celui de sa ville - Rousseau reconnaissait aussi dans cette image son attachement au passé. Le ballon spectral qui se détache sur le ciel bleu vif n'évoque pas seulement l'Exposition universelle de 1889, où les vols en ballons faisaient partie des attractions. Il était aussi une réminiscence du siège de Paris, que le peintre Puvis de Chavannes avait commémoré dans deux allégories poignantes : l'une comprenait le célèbre ballon qui avait porté Gambetta vers la liberté [...] Il existe une ressemblance formelle entre cette image et celle de Rousseau". Nancy Ireson, "Les peintures de Rousseau" in Le Douanier Rousseau. Jungles à Paris, RMN, Paris, 2006 ; p.71.
Le douanier Rousseau pensait-il vraiment au siège de Paris quand il insèra le ballon dans son autoportrait ? Nancy Ireson justifie son hypothèse en s'appuyant sur le fait qu'un monument avait été érigé dans la cour du Louvre à l'automne 1889 pour commémorer le voyage de Gambetta quittant Paris en 1870. On n'y verra pas, pour autant, un souvenir personnel du Douanier Rousseau qui, après avoir été mobilisé à Dreux, fut vite dispensé de service et libéré. Il n'était pas à Paris pendant le siège et, s'il exprima ses souvenirs de 1870 ce fut dans une oeuvre intitulée Paysage avec scène de guerre (1877).
Le rapprochement fait par Nancy Ireson n'en témoigne pas moins de la présence très forte de la mémoire de 1870 dans la société française de 1889, dont le ballon de l'autoportrait serait le témoignage indirect.
Paysage avec scène de guerre (1877).
Le ballon de l'autoportrait, souvenir de 1870 ? L'oeuvre du Douanier Rousseau donne à voir un autre ballon, celui qui apparaît entre un dirigeable et un aéroplane dans Vue du pont de Sèvres (1908). La référence à 1870 est, cette fois, bien moins évidente. L'association du ballon à deux autres machines volantes renvoie davantage à la fascination de l'artiste pour les progrès de la technologie qu'à un lointain souvenir, vieux de 38 ans déjà !
Analysant "Les paysages français" (p.127-131), Nancy Ireson note toutefois que ces paysages "ne reflétaient pas moins les aspirations de la petite bourgeoisie que ses portraits. Ils présentaient des horizons de banlieue paisibles, à une époque où elle se transformait rapidement : une réalité améliorée. Ils s'apparentent en cela aux images de guerre et de paix de l'artiste, puisqu'ils adhèrent aussi aux valeurs idéalistes exposées par le gouvernement en place. Tout est paisible dans ces paysages. [...] Ce traitement reflète la manière dont la Troisième République cherchait à promouvoir l'unité, un message immensément populaire en ces temps d'après-guerre. Les paysages de Rousseau renforçaient le sentiment d'identité nationale. [...] Cela ne signifie pas que les images de Rousseau était de la propagande. Mais cela montre que non moins que de tant de ses contemporains, l'artiste adhérait à une manière de penser. Ses paysages ne sont donc pas aussi hors du temps qu'on pourrait le croire puisqu'ils sont symptomatiques d'un moment historique. Leur construction et leur contenu - si ce n'est leur relation à une réalité vue - sont révélateurs de l'époque où ils furent créés" (p.131).
On est loin, ici, de la représentation de souvenirs de 1870. Si, toutefois, je souligne quelques passages, c'est parce qu'ils confortent les propos développés dans le chapitre VI de Les peintres français et la guerre de 1870 intitulé : "L'impact des représentations sur la Grande guerre". Dans ce chapitre, j'évalue l'influence des oeuvres sur l'adhésion ou non des Français à l'idée de la Revanche sur l'Allemagne. Le Douanier Rousseau aurait bien participé de cette lutte d'influence qui n'empêcha pas le drame de 1914 !
Vue du Pont de Sèvres (1908)
Dans le même article (p.74), Nancy Ireson fait une autre référence au souvenir de 1870 dans l'oeuvre de Rousseau quand elle analyse le tableau intitulé Vue des fortifications, créé en 1896.
A priori rien n'évoque le conflit franco-prussien dans cette oeuvre, si ce n'est le titre qui rappelle un tableau de Philippoteaux (1872) traitant clairement du siège de Paris. Nancy Ireson écrit : "Au cours de la guerre entre la France et la Prusse, les fortifications avaient été un lieu de bataille mais dans Vues sur les fortifications, Rousseau en fit une image de paix et d'harmonie. Il était donc en accord avec la position du gouvernement, qui tentait lui aussi, notamment à travers l'imagerie officielle, de donner une signification nouvelle à des sites anciens par optimisme républicain [...] Avec ses arbres en bourgeons et une mère et son enfant au premier plan, la toile de Rousseau est bien une image du renouveau".
Cette lecture (audacieuse ?) de Vue des fortifications offrirait ainsi un énième témoignage du souvenir de 1870 dans les oeuvres produites par des artistes ayant vécu la guerre franco-prussienne. Elle vient conforter les hypothèses émises dans Les peintres français et la guerre de 1870 ; celle en particulier d'une volonté des peintres hostiles à toute guerre de Revanche de ne pas prendre le conflit pour sujet et/ou d'en évoquer le souvenir à seule fin de défendre des idées de paix. Où on retrouve Puvis de Chavannes qui, dès 1872, présenta au Salon L'espérance, image d'une jeune femme-enfant qui, sur fond de ruines provoquées par la guerre, brandit un rameau, incarnation du renouveau espéré par les artistes pacifistes. La guerre d'influence entre ces derniers (menés par Manet, l'ami de Gambetta) et l'école des peintres militaires (dont Edouard Detaille, l'homme de la Ligue des Patriotes, est le maître incontestable) battait son plein !
Vue des fortifications (Philippoteaux)
L'espérance (Puvis de Chavannes)
PS : Le Douanier Rousseau s'est encore ingénié à copier ou à reproduire deux oeuvres majeures de la peinture de 1870 : La bataille de Reichshoffen d'Aimé Morot et La bataille de Champigny d'Edouard Detaille et Alphonse de Neuville (voir ci-dessous). Pour Yann Le Pichon (le monde du Douanier Rousseau, Paris, R. Laffont, 1981), "remords et nostalgies" expliquent ces travaux : "Parce que la gloire lui manquait, qu'il croyait pouvoir conquérir en égalant le mérite des plus grands peintres épiques de son temps [...] C'était sa manière à lui de participer à la guerre de 1870" (p.218). Dans le même temps, Le Pichon souligne "la paix qui se dégage de son petit tableau Paysage d'hiver avec scène de guerre daté du 1er janvier 1877" (p.219). Fascination pour la gloire patriotique de la guerre ou désir de paix ? La guerre conduirait plutôt à plaider pour une condamnation de la violence générée par les conflits militaires. Alors, volonté de montrer à ses détracteurs ou à lui-même qu'il aurait été capable de peindre la guerre comme les meilleurs des maîtres de la peinture militaire, mais qu'il n'entendait pas se plier aux conditions d'un tel académisme ? Nous restons dans l'hypothèse, laquelle conforte toutefois l'idée d'une rivalité entre deux écoles : celles des peintres qui décrivaient la "beauté de la guerre" et qui étaient souvent ceux qui préconisaient la Revanche ; et celle des peintres qui préféraient ne pas la peindre ou le faire de façon plus brutale et qui étaient ceux qui préféraient la Revanche par les arts et l'éducation !
D'après Detaille et de Neuville