REJET DES JUIFS EN FRANCE ET GUERRE DE 1870
En 1899, l’abbé Hémonet, candidat à la députation à Toul, publie un texte[1] dénonçant la main mise des juifs sur l’armée française comme étant à l’origine des échecs au Mexique d’une part (1863-1867), lors de la guerre franco-prussienne (1870-1871) d’autre part. Si le maréchal Bazaine est la cible première désignée par le titre de la publication, l’ecclésiastique en rupture avec sa hiérarchie s’en prend à tous les responsables de confession juive de l’époque. Ce violent pamphlet est à considérer dans le seul contexte de 1899, temps de l’affaire Dreyfus et du développement d’un antisémitisme radical porté par Édouard Drumont depuis la parution de La France juive en 1886. Il n’interdit pas pour autant de s’interroger sur la place des 90 000 juifs que compte la France lors du recensement de 1866, dont 36 000 en Alsace. Quel antisémitisme sévissait dans le pays en 1870, millésime qui fut aussi celui du décret Crémieux ?
Un engagement résolu des juifs dans la guerre
Le décret du 24 octobre 1870 octroya la citoyenneté française à 37 000 juifs installés en Algérie. Ce geste de la République du 4 septembre était-il un moyen subtil d’obliger les bénéficiaires et leurs proches à s’engager dans les rangs de l’armée française alors en grande difficulté[2] ? Si l’acte provoqua un regain de patriotisme dans leur communauté, les juifs de France n’avaient pas attendu la naturalisation collective d’une fraction d’entre eux pour répondre à l’appel de la patrie en danger. Certes, lors de la déclaration de guerre, la presse israélite s'était montrée réservée. Pour autant, elle ne se distinguait pas sur ce point des journaux d’opposition proches du milieu des affaires. Les réticences en la matière furent plus liées à la condition économique et sociale qu’à la confession. Dès le 1er août 1870, la revue Archives israélites exhorte ses lecteurs à se mobiliser au nom « de la civilisation et de la démocratie »[3]. Le 1er octobre suivant, dans les colonnes du même titre, le grand rabbin d’Oran presse ses coreligionnaires de se porter volontaires : « Vous avez un devoir de plus à remplir, vous devez payer de vos personnes : par votre empressement à prendre part parmi les soldats de la Colonie, vous contribuerez à la victoire du drapeau français ».
Au-delà des proclamations publiques, les exemples de juifs faisant leur devoir national ne manquèrent pas. François Heilbronn[4] cite les cas du commandant Léon Franchetti, juif italien de Livourne, qui créa l’escadron des Éclaireurs de la Seine et tomba lors de la bataille de Champigny[5] ; d’Edgar Rodrigues, Gustave Fould, Armand Lévy, Charles Haas, personnalités du monde des lettres qui s’engagèrent dans la même unité ; de Léopold Sée nommé général de brigade en novembre 1870 pour sa conduite à la bataille de Gravelotte (16 août) ; du colonel Gabriel Brisac, du sous-lieutenant Lucien Worms ou du brigadier Jules Crémieux « tués à l’ennemi ». De même, les jeunes israélites se portèrent volontaires comme le firent les Français d’autres confessions. Philippe-Efraïm Landau mentionne Jacques Bloch (16 ans) rejoignant l’armée des Vosges, Richard Bloch (le père de l’écrivain Jean-Richard Bloch) interrompant ses études pour rallier celle de la Loire, Théodore Wolf prenant part au siège de Toul, Henry Raine (15 ans) gagnant les rangs des francs-tireurs de la Côte-d’Or. À Paris, Édouard Lippmann, Jules Worms, le chef de bataillon Eugène Lévy, Raphaël Lévy avaient intégré la Garde nationale. « C’est aujourd’hui 5 octobre, jour du Grand Pardon des Israélites » lisait-on dans La Liberté. « Combien de milliers de soldats n’y a-t-il pas en ce moment dans le temple… ». Landau pense le chiffre « exagéré », mais le patriotisme de la communauté lui semble atteindre des sommets à en croire une lettre de Julie Lévy qu’il reproduit et dans laquelle celle-ci l’assure : « Nous sommes à un moment où nul ne doit avoir d’autre préoccupation que de se défendre jusqu’à la mort. […] À ce prix seul nous aurons la victoire. »
Quand ils ne furent pas en situation d’intégrer une unité combattante, les juifs s’engagèrent autrement, y compris les femmes. Coralie Cahen, membre du comité central des Dames de la Société de Secours aux Blessés Militaires (SSBM), secourut les blessés lors des batailles sous Metz (14-18 août) avant de prendre la direction de l’hôpital militaire de Vendôme. Le grand rabbin Astruc œuvra au service des blessés. Edgar Degas lui rendant hommage par un double portrait (1871) le met sur le même plan que le général Mellinet.
Au sommet de l’État, trois juifs (Camille Sée, Gaston Crémieux et Alfred Naquet) étaient membres du gouvernement de la Défense nationale. Ils n’y étaient pas en tant que tels, mais leur présence montre que l’appartenance à la communauté juive ne posait pas de problème majeur et que l’engagement politique de ces hommes ne se distingua pas de celui de leurs compatriotes catholiques, protestants ou athées. Ils étaient des Français comme les autres.
Un antijudaïsme latent
L’engagement résolu des juifs de France dans la défense de la patrie envahie n’exclut pas pour autant l’existence d’actes et de paroles hostiles envers eux. Les Archives israélites de l’époque dénonçaient « l’antisémitisme qui affleure »[6]. La compétence du professeur Germain Sée, chargé d’organiser les ambulances sous le Gouvernement provisoire, fut mise en doute dans les colonnes du Monde : « Puisse-t-il appartenir à la très minime portion du peuple israélite[7] qui s’est francisé en se laissant atteindre par nos pratiques bienveillantes ». Chargé de l’organisation de l’intendance générale, le docteur Michel Lévy, fut de même soupçonné d’entraver le bon fonctionnement des ambulances !
Des évènements plus dramatiques survinrent comme à Metz où le juif Gustave Mayer, originaire de Cologne, se suicida après le saccage de son magasin. En Algérie, les « israélites » furent victimes de vexations. « À Miliana, rapporte Landau, les volontaires juifs sont objets de railleries ; ceux d’Alger voient leur engagement refusé par la Garde nationale. L’antisémitisme fleurit chez les Européens de la colonie pour lesquels les qualités de juif et de soldat sont incompatibles »[8]. De manière plus générale, Geneviève Dermenjian observe : « Pour les milieux militaires, accorder la citoyenneté française à un groupe indigène met en péril l’ordre colonial »[9].
Un même antisémitisme est présent dans de nombreux récits de souvenirs ou carnets de guerre. Ce type de source permet de mesurer le niveau d’imprégnation par les individus pris séparément. Sur 380 récits diffusés sur Gallica, 64 (16,8 %) font référence aux comportements spécifiques de juifs à raison de deux ou trois occurrences en moyenne. 42 (11 %) le font de façon négative contre 5 qui en disent du bien, le restant se montrant plutôt neutre. Ces chiffres (à confirmer, ils émanent d’un sondage sur une base non exhaustive) ne sont pas négligeables, mais ils ne font pas état d’un antisémitisme répandu, dominateur encore moins. Ces marques d’antipathie en véhiculaient cependant les préjugés les plus courants de l’époque, surtout quand l’anonymat favorisait leur expression. L’officier de marine auteur d’une Histoire critique du siège de Paris fait par deux fois référence aux « juifs de la pire espèce »[10]. De même un volontaire suisse évoque-t-il « les juifs au nez crochu et aux serres rapaces »[11]. D’aucuns argueront que ce témoin n’était pas français, mais il ne faisait que reproduire les clichés qui circulaient dans les rangs. À titre d’exemples, ceux-ci se retrouvent sous les plumes aussi différentes d’origine que celles d’Adolphe de La Rue[12], du lieutenant Husson[13], d’Auguste Boucher[14] ou d’Auguste Castan[15]. Tous dénoncent pareillement les activités « interlopes » des juifs qui « trafiquent » et « ravitaillent les deux camps. » « Nous rencontrons une troupe de Juifs qui, dans toutes ces affaires, ne sont occupés qu'à ramasser tout ce qui peut se vendre, tout autre intérêt leur étant étranger », écrit Georges Aigny de Crambes[16] dans son carnet de guerre. La remarque illustrerait parfaitement Les vainqueurs (1871) d’Édouard de Detaille, tableau qui fit partie des œuvres retirées du Salon des Artistes de 1872 afin de ne pas provoquer de scandale ou d’incidents diplomatiques avec les Allemands. On pourrait multiplier ces exemples qui témoignent d’un antisémitisme latent dans la société française du moment.
Dans les camps en Allemagne, les prisonniers avaient bien des motifs de se plaindre. Dans des sites d’internement improvisés – les Allemands n’avaient pas imaginé faire 250 000 prisonniers en quelques mois – les détenus pouvaient améliorer leur ordinaire auprès de petits commerces souvent tenus par des juifs. Les abus que ces boutiquiers se permettaient firent ressortir la vieille haine contre le juif « accapareur ». Le portrait que fait Gustave Rousselot[17] du juif de Güls, un homme « au nez pincé, regard torve et rouge » et si « riche » qu’il aurait pu s’offrir comptant la maison du charpentier local, cumule tous les poncifs du genre. Ces marchands juifs majoraient leurs prix, « bien entendu » insiste Désiré Louis[18], usant d’une expression qui renvoie par définition à une conviction si bien partagée qu’elle peut rester allusive. « Ces individus avaient des profils de juifs » fait remarquer Ph. Bruchon[19]. Tout est, là encore, dans le sous-entendu.
Les accusations les plus violentes apparaissent toutefois dans les récits publiés dans les années 1890. Le titre du livre de Jules Ménard (La France au pillage : le Juif, les cosmopolites, les accapareurs, la haute banque internationale, les ouvriers étrangers, les traîtres et les complices, 1895 réédité en 1896) est l’expression de l’antisémitisme qui s’affirme dans le contexte de l’Affaire Dreyfus. Celui-ci affecte sans doute les Mémoires de Sarah Bernhardt[20] quand elle évoque les cris « à bas les Juifs » entendus en 1870 parmi d’autres lazzis comme « à bas la calotte ». Difficile d’assurer que ces marques d’antisémitismes aient été aussi répandues que l’assure l’actrice. Par ailleurs, sa mise sur le même plan que les huées contre la calotte renvoie plus à l’anticléricalisme en général et à l’antijudaïsme qui lui est associé qu’à l’antisémitisme de race. En 1870, le juif de France était plus reconnu comme « israélite » (membre d’une communauté confessionnelle) que « Juif » (membre d’une « race » étrangère). Cette distinction traduit la différence entre les deux périodes.
L’expression de la germanophobie du moment
Dans son Tableaux du siège de Paris (1881), Théophile Gautier[21] décrit les « figures de juifs allemands sordidement et cruellement basses, à cheveux gras, à barbe fourchue, à teints rances, descendants de Judas Iscariote ». Il exprime l’antisémitisme qui affecte la société française de son temps. Toutefois, la référence à Judas renvoie plus à l’antijudaïsme religieux qu’au rejet racialiste qu’incarnera Édouard Drumont cinq ans plus tard. Gautier fait par ailleurs référence aux « juifs allemands ». Cette façon d’associer la germanité à la judéité des individus distingue les récits de souvenirs datés de 1872-1880 de ceux publiés dans les années 1890. Évoquant les voitures des pillards qui venaient à la suite des armées allemandes, Ernest Caillot[22] précise qu’elles étaient conduites par « des hommes que vulgairement on appelait des Juifs, et qui ne sont que des paysans allemands ». Confusion de la part des sources de cet auteur ou de lui-même ? Peu importe, au demeurant : elle traduit l’association juif-allemand que véhiculent de nombreux récits, tels ceux des docteurs Louis Fleury[23] et Alfred Flamarion[24] ou celui anonyme d’un vieux pompon. Ce dernier dénonce comme allant de soi « le juif prussien Wolf » ou « le maître Offenbach, autre juif allemand ». Quand ces « juifs allemands » ne sont pas des « brocanteurs » et autres « pillards », ce sont des espions tel le « juif allemand, nommé Jacobs » que dénonce dans une note de bas de page Alexandre de Mazade[25] ou encore ces Allemands dont parle P. Logier dans une lettre datée du 29 août 1870[26]. Cet ami de Mazade ne distingue pas « Juifs Saxons, Bavarois, Wurtembergeois, etc. » ; il ne parle pas des juifs français, lesquels ne suscitent pas de reproches de sa part.
L’antisémitisme religieux (ou antijudaïsme) de 1870 est toujours présent dans la France des années 1890. Mais il est alors dépassé par un rejet plus général qui n’épargne plus, cette fois, les juifs français présentés comme « traitres et pillards » par Jules Ménard[27]. À l’instar de l’abbé Hémonet, cet auteur fait l’inventaire des juifs intégrés aux institutions politiques ou militaires pour exprimer sa haine de la « race ». La différence avec les textes des années 1870 témoigne d’un changement de nature de l’antisémitisme.
L’antisémitisme s’est bien manifesté en France pendant la guerre de 1870. Il resta toutefois assez limité (10 % environ des témoignages) et, sur la base d’un antijudaïsme traditionnel, servait d’abord à traduire la haine de l’ennemi extérieur qu’entretenaient ceux qui en usaient. Le juif était alors « mauvais » parce qu’il était d'abord « prussien ». Si le soupçon pouvait toucher un juif français, le rejet de celui-ci était vite levé dès que le suspect faisait la preuve de son patriotisme. Cet antijudaïsme de 1870 ancré dans la tradition qui reprochait aux juifs le crime déicide ne peut être confondu avec celui racial répandu par Édouard Drumont. Si ces deux formes de l’antisémitisme sont condamnables, elles n’étaient pas de même nature, ni n’exprimait les mêmes détestations.
[1] Hémonet, abbé F., Les Juifs et Bazaine à Tlemcen, Mexico, Paris, Forbach, Borny, Gravelotte, Mars-la-Tour, Saint-Privat, Plappeville, Metz, 1899, Commercy, impr. de Tugny.
[2] Le décret est arrêté trois jours avant la capitulation de l’armée du Rhin à Metz (170 000 hommes fait prisonniers), alors que l’armée de Chalons (80 000 hommes) avait déjà capitulé à Sedan et ajouté ses pertes à celles du mois d’août en Alsace.
[3] Landau, Philippe-Efraïm, « De l'Empire à la République : les Juifs de France et la guerre de 1870-1871 », Archives Juives, 2004/2, Vol. 37 ; pages 111 à 126.
[4] Heilbronn, François, « Les Juifs au combat pour la France, de 1870 à 1945 », Revue des deux mondes, 15 mai 2024.
[5] Son sacrifice lui valut d’être honoré par de nombreux peintres parmi lesquels Alexis Pérignon (1872), Émile Bayard (fusain de 1873), Wilfrid Beauquene (1883) et André Marchand (1896).
[6] Landau, Ibidem, p. 17.
[7] C’est nous qui soulignons ce passage qui trahit la réalité d’une hostilité pour les israélites « non francisés » sans doute trop nombreux dans l’esprit du rédacteur.
[8] Landau, Ibidem, p. 8.
[9] Geneviève Dermenjian, « Le Juif est-il français ? Antisémitisme et idée républicaine en Algérie (1830-1939) », dans Shmuel Trigano (dir.), L’identité des Juifs d’Algérie, Paris, Éditions du Nadir, 2003, pp. 49-69. Cité pas Landau.
[10] Anonyme, Histoire critique du siège de Paris par un officier de marine ayant pris part au siège. Paris, Dentu, 1871 ; p. 267 et 331.
[11] Anonyme, Souvenirs d’un garde national pendant le siège de Paris et sous la Commune par un volontaire suisse. Neuchâtel, J. Sandoz, 1871 ; p.79-80.
[12] La Rue, A. de, Sous Paris pendant l’invasion. 500000 Prussiens, 45000 prisonniers français, 1870-1871. Paris, Furne, Jouvet et Cie, 1871 ; p. 161-166.
[13] Husson, F., 1871, Paris bombardé ; récits journaliers suivis de documents curieux. Bruxelles, Sacré-Duquesnes éditeur, 1871 ; p. 240 et 249.
[14] Boucher, Auguste, Récits de l'invasion - journal d'un bourgeois d'Orléans pendant l'occupation prussienne. Orléans, H. Herluison, 1871 ; p. 104 et 304.
[15] Journal d’un Bisontin pendant la guerre de 1870-1871, Fonds Auguste Castan, manuscrit 1838, Bibliothèque d’étude de Besançon, mis en ligne sur Internet par la revue d’Histoire du XIXe siècle.
[16] Aigny de Crambes, Georges, Récit d’un soldat ; ma première campagne, ma captivité. Lyon, Josserand, 1872 ; p. 56.
[17] Rousselot, Gustave, Souvenirs d'un volontaire de Paris. Guerre de 1870-71. Impressions vraies, Bevaix, 1876.
[18] Louis, Désiré, Souvenirs d'un prisonnier de guerre en Allemagne (1870-1871), Paris, F. Juven, 1898 ; p. 76.
[19] Bruchon, Ph, Souvenirs d’un Chalonnais. Neuf mois de captivité en Poméranie - octobre 1870 - juillet 1871. Corbeil, Drevet, 1886.
[20] Bernhardt, Sarah, Ma double vie ; Mémoires, Paris, Charpentier et Fasquelle 1907.
[21] Gautier, Théophile, Tableaux du siège de Paris. Paris, G. Charpentier, 1881.
[22] Caillot, Ernest, Les Prussiens à Chartres (21 octobre 1870 - 16 mars 1871). Chartres, Petrot-Garnier, 1871 ; p. 77.
[23] Fleury, docteur Louis, Occupation et bataille de Villiers-sur-Marne et de Plessis-Lalande. Contribution à l’histoire de l’invasion de 1870-1871. Paris, 1871 ; p. 46.
[24] Flamarion, docteur A, Le livret du docteur. Souvenirs de la campagne contre l’Allemagne et contre la Commune de Paris 1870-1871. Paris, Le Chevalier, 1872 ; p. 59.
[25] Mazade, Alexandre de, Lettres et notes intimes 1870-1871. Beaumont-sur-Oise, Paul Frémont, 1892 ; p. 138.
[26] Mazade, Ibidem, p. 82.
[27] Ménard, Jules, Traitres et pillards ! ; L'opportunisme judaïque en Bretagne, Rennes, 1895 ; voir aussi La Médaille des anciens combattants de 1870-1871, Impr. moderne, Rennes, 1911.