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Mémoire d'Histoire
2 août 2024

RUMEURS, LÉGENDES ET MENSONGES DE L’ANNÉE TERRIBLE

« Qui sait si, dans cent ans, les récits de la guerre de 1870

ne seront pas complètement défigurés par l’imagination populaire » ?

Pierre Lehaucourt, Le Spectateur militaire, 1er janvier 1893

 

 

Comme tout évènement, la guerre de 1870 et son prolongement révolutionnaire (la Commune) fut marqué par la circulation de rumeurs et la diffusion de légendes. Erreurs et autres déformations des faits participent de la construction des souvenirs et de la mémoire, voire de l’histoire. Avec le temps, certaines sombrent dans l’oubli ou se corrigent par la force des preuves ; d’autres persistent et entretiennent les idées fausses sur le passé qui circulent dans les esprits plus ou moins paresseux, quand les intentions politiques ne s’en mêlent pas. Mille fois sur le métier, l’historien est invité à redire les faits tels qu’ils se vérifient avant que chacun puisse les interpréter. Quels récits contestables de 1870-1871 méritent d’être ainsi soumis à rectifications ? A défaut d’exhaustivité, une douzaine d’entre eux peut être proposée à titre d’exemples. Avant de les énoncer, précisons toutefois quelques points de vocabulaire.

La rumeur est une information que les témoins reçoivent et véhiculent. Si son contenu est faux, sa diffusion et les réactions qu’elle suscite relèvent des faits. La répétition des défaites contraires aux attentes durant la guerre de 1870 a multiplié les situations du genre.

En géographie, la légende définit les valeurs de lecture d'une carte. Par définition, elle est « ce qui doit être lu » parce que la valeur donnée (un symbole) a pour vocation de mettre en évidence ce qui ne va pas de soi. La légende dicte ce qui doit être compris. Derrière les inventions de forme qu’elle s’autorise, elle peut dire le vrai. Elle n’est pas une rumeur parce qu’elle n’est ni accidentelle ni fausseté intrinsèque ; d’emblée, elle est même conçue pour faire référence.

Le mensonge, enfin, est une fausse information créée avec l’intention de tromper. Cette vocation la rend dangereuse car l’intention qui la justifie est de nuire. Elle est aussi plus difficile à discerner dans la mesure où le menteur prend souvent les précautions nécessaires pour éviter de se trahir.

Le sens des termes étant sommairement rappelé, voyons quelques unes de ces fausses nouvelles générées par la guerre franco-prussienne de 1870 pour comprendre le rôle qu’elles ont pu jouer pendant ou après celle-ci.

 

Des rumeurs

Elles furent les premières fausses nouvelles à se manifester publiquement. De nature spontanée, beaucoup ont surgi dans le sillage des dépêches militaires. Elles se répandirent d’autant mieux que les services de communication étaient perturbés par les Prussiens d’une part, par la désorganisation des forces armées françaises d’autre part. La mise en place de systèmes de substitutions (courriers, ballons, boules de Metz) ne fit qu’accentuer le risque du fait du caractère aléatoire de ces moyens.  

Dujardin-Beaumetz, Le salut à la victoire (Coulmier), 1888

Les rumeurs de victoires apparaissent dès le 5 août, le jour de la bataille de Wissembourg. Si les dépêches annonçaient que les troupes françaises s’étaient retirées sous la contrainte d’une puissante attaque ennemie, elles furent présentées dans la presse comme s’étant repliées sur de fortes positions et leur héroïsme posé comme traduction d’un véritable succès. Le ton de la campagne était donné. L’annonce des batailles – en Alsace d’abord, sous Metz ensuite (des 14-18 août, celle du 31 août, puis de la capitulation du 27 octobre), à Sedan (début septembre), sur la Loire ou dans le Nord – furent chaque fois précédées par des rumeurs de « grande victoire ». Non sans bonnes raisons parfois, comme à l’issue des combats de Rezonville/Mars-le-Tour du 16 août, succès tactique français mais échec stratégique, ou à Coulmiers (9 novembre), victoire sans lendemain sinon l’échec de Loigny (2 décembre). L’effet sur l’opinion publique fut chaque fois désastreux. Non seulement il amplifia la déception des civils au point de nourrir les accusations d’incompétence et de trahison, mais il démoralisa les troupes, sapa la confiance dans le haut commandement et attisa le cynisme ambiant. À partir de novembre, les annonces de victoire furent prises avec circonspection, voire présomption de défaite chez les esprits les plus impertinents. Dans Paris assiégé, le décalage d’une semaine entre les faits et leur parution dans les journaux laissait le temps aux déformations de s’ancrer dans les têtes. Les désillusions n’en furent que plus sévères, l’expression des colères plus violentes, la traduction politique fatale à tous les responsables.

La rumeur de la partie de billard jouée par le maréchal Bazaine pendant que ses troupes combattaient à Saint-Privat (18 août) vient se greffer sur ces espérances déçues. L’histoire fut diffusée dans des témoignages d’officiers supérieurs de l’armée du Rhin[1]. Elle fut surtout popularisée par La partie de billard d’Alphonse Daudet publiée dans Le Soir du 26 septembre 1871, soit huit mois après la capitulation de Paris. Daudet ne cite pas le nom de Bazaine. Mais le succès de son récit conforta la rumeur dont la nouvelle s’inspirait et assura la pérennité de celle-ci. L’anecdote fut aussi reprise dans beaucoup de récits tardifs publiés par des témoins indirects. Référence en matière d’histoire militaire de la guerre, le lieutenant-colonel Rousset n’y fait toutefois aucune allusion. Léonce Patry[2] fait partie des rares qui la récuse faisant valoir avec causticité que les seuls billards de la guerre furent ceux sur lesquels les médecins d’ambulances allongeaient les blessés qu’ils opéraient. Y eut-il mensonge délibéré à l’origine de l’histoire ? Il est impossible de le soutenir car nul ne peut préciser comment la rumeur est née. On sait seulement qui la relaya, principalement des officiers en désaccord avec leur commandant en chef ou qui cherchaient à se démarquer d’une accusation collective menaçant tous les membres de l’état-major. Auteur peu suspect de sympathies pour Bazaine, Germain Bapst s’agaça vivement de l’entendre encore véhiculée plus de vingt-cinq ans après les faits. Le 27 juin 1908[3], dans les colonnes du journal Le Matin, il s’emporta : selon lui le maréchal était dans une maison où il n’y avait pas de billard. Si, sans conséquence sur l’histoire de la guerre, la rumeur finit par s’éteindre, elle reste inscrite dans les sources qui l’ont fixée, au risque de tromper le lecteur non averti.

La rumeur de Hautefaye (Dordogne) est un exemple des dégâts commis par les « on-dit » quand ils se croisent, combinent et amplifient réciproquement. Le 16 août 1870, Alain de Monéys, petit notable local, fut assassiné par une foule en délire[4]. La mémoire de vieilles rancœurs locales combinée avec les souvenirs d’un incident survenu une semaine plus tôt (le 9 août) précipita le drame. Suspecté de participer à la diffusion de fausses nouvelles, de Monéys était accusé de trahison, crime qui justifiait son assassinat. Sans incidence là encore sur le déroulement du conflit, l’évènement donna naissance à une nouvelle rumeur, de cannibalisme cette fois, laquelle fit si bien mémoire que cent quarante ans plus tard, en 2009, le maire du village fut contraint d’abandonner le projet d’y installer une stèle commémorative[5].

Toutes ces rumeurs ne sont que l’expression des biais cognitifs collectifs, de l’envie de l’opinion d’entendre de bonnes nouvelles ou de la nécessité de justifier ses colères. Leur fréquence révèle l’effondrement de la confiance dans le régime et la désorganisation d’une armée aux abois. Si des rumeurs ont existé côté allemand, elles furent moins nombreuses et mieux contenues parce que vite effacées par d’authentiques bonnes nouvelles.

 

Des mensonges 

La responsabilité de l’impératrice dans le déclenchement de la guerre fut une accusation portée par ses opposants. La cible avait l’avantage de viser le régime tout en concernant une étrangère. Tout le mal venait de l’extérieur. Mais, si elle joua un rôle pendant la première phase de la guerre, ne serait-ce que comme régente pendant que l’Empereur était sur le front, l’impératrice ne fut pour rien dans le déclenchement du conflit lui-même. L’historien Maxime Michelet l’assure : elle était favorable à la guerre, mais elle ne pesa pas sur sa décision. Son influence est « surestimée » renchérissent Bourguinat et Vogt dans la synthèse qu’ils consacrent au conflit à l’occasion de son 150e anniversaire[6]. Quand François Roth écrit : « L’impératrice Eugénie pousse à cette décision fatale ; elle brûle de jouer un rôle politique »[7], il ne parle pas du déclenchement du conflit mais du choix de l’Empereur quant à prendre lui-même la direction de la campagne militaire. De fait, les accusateurs ont joué sur la confusion entre l’avant (Eugénie exprime ses préférences) et l’après déclaration de la guerre (Eugénie assume ses responsabilité en tant que régente) pour lui imputer des fautes qui de facto n’étaient pas les siennes.

Caricature de Faustin

La trahison de Bazaine est une accusation qui joue sur la colère publique et l’opportunité pour tous les partis de trouver un bouc émissaire en chargeant un officier sans soutien politique solide. Exploitant les rumeurs circulant pendant la guerre, le mensonge est postérieur à celle-ci. Il s’affirme en 1873 lorsque Bazaine commet l’erreur de vouloir comparaître devant ses juges. Il aurait fait profil bas, l’accusation n’aurait pas duré plus que celles du même ordre attachées à ses pairs. Elle fut même invalidée par le jugement de Trianon. Bazaine fut condamné pour manquement à ses obligations militaires (ne pas avoir lutté jusqu’à l’épuisement de ses forces), nullement pour trahison. Entretenu par les médias et nombre de ses ennemis politiques qui y avaient intérêt, le mensonge profita de la confusion sur le mot « trahison » pris par l’opinion comme expression d’une incapacité et non d’une forfaiture au profit de l’ennemi. Ce mensonge par omission fonctionna si bien qu’il trompe encore le public d’aujourd’hui, parfois pour les mêmes raisons qu’hier.

La nomination abusive de généraux par le gouvernement de la Défense nationale est présentée par Lucien Nicot dans La France de Bordeaux et du Sud-ouest du 3 avril 1894 comme une « légende », ce qu’elle n’est pas à proprement parler. Il assure que l’accusation est « propagée et entretenue par les ennemis de la République ». Il s’agirait donc plutôt d’un mensonge. L’enquête, dont le journaliste expose les conclusions, prend soin de remettre les nominations supposées abusives dans le contexte de réorganisation des armées au lendemain du désastre de Sedan et du blocus de Metz qui immobilisait l’armée du Rhin. Dans de telles circonstances, Gambetta n’avait pas le choix. Il lui fallait trouver des généraux qu’il choisit parmi les officiers d’empire encore disponibles et des civils. Nicot ne cache pas son souci de défendre la mémoire du chef de la Défense nationale. Mais c’est dans le contexte des luttes post-boulangisme qu’il faut penser un mensonge que l’histoire n’a, par ailleurs, pas retenu.    

Delahaye, Juliette Dodu graciée par le Prince Frédéric-Charles 1910

Les mensonges de l’affaire Juliette Dodu datent de 1877, quand Hippolyte de Villemesant fit publier un élogieux récit de ses exploits dans les colonnes du Figaro, le journal dont il était directeur. Ce récit, qui valut la légion d’honneur à la jeune femme, résiste mal à la critique historique[8]. Les dates avancées ne correspondent pas avec la réalité du terrain, les responsables militaires ou administratifs qui pourraient confirmer les actes ne le font pas, les historiens restent dans le doute. Si Juliette Dodu agit de façon remarquable, son histoire fut manifestement magnifiée. Les raisons du mensonge puis de son entretien sont elles-mêmes difficiles à décrypter. Non démenti, il s’est transformé en légende. Cette dernière s’est perpétuée par paresse, indifférence ou commodité dans la mesure où elle permettait de rendre hommage par personne interposée aux nombreuses receveuses des postes qui s’illustrèrent pendant la guerre[9]. À ce titre, l’histoire arrangée de Juliette Dodu dit ce qu’il faut retenir : le courage des ces femmes restées souvent anonymes.

Gustave Doré, la distribution de lait, 1870

Les pétroleuses de la semaine sanglante est une légende construite sur la foi d’une rumeur doublée d’un mensonge[10]. La rumeur s’appuie sur la réalité des incendies perpétrés dans Paris par les Communards les plus radicaux lors la semaine sanglante. Parmi eux, la présence de femmes est avérée. Joséphine Marchais, Eulalie Papavoine, Léontine Suétens et Marie-Jeanne Moussu furent poursuivies pour ce délit qui ne fut toutefois pas retenu contre elles. Un seul aveu, émis au conditionnel, fut recensé, celui de Florence Wandeval, journalière et ambulancière au 107e bataillon, qui aurait été entendue disant : « Je viens de f… le feu aux Tuileries ». Le mensonge apparaît dans la presse dès le 27 mai 1871. Le journaliste y décrit avec une précision suspecte le rôle de ces pétroleuses, comme s’il les suivait de près dans l’exercice de leur crime et avait assez de recul pour en produire une analyse objective : préméditation, dénonciation d’actions commises sur plusieurs jours (« chaque matin » écrit-il), dizaines de femmes arrêtées en flagrant délit et exécutées séance tenante, ce que nul témoignage ne confirme. L’histoire se retrouve dans des récits de souvenirs dont les auteurs ne sont jamais témoins directs de ce qu’ils rapportent. Ils ont entendu dire, ils n’ont pas vu. Elle se serait nourrie d’une circonstance aussi ordinaire que répandue : la circulation dans Paris de femmes équipées de bidons, bouteilles, casseroles et autres récipients pour le transport de liquides : eau, lait, voire pétrole d’éclairage. Le mensonge fut répandu afin de discréditer le mouvement révolutionnaire et justifier sa répression. Transformé en légende (vérité des incendies pour le fond, prétendument perpétrés par des hordes de harpies révolutionnaires pour la forme), il s’est perpétué jusqu’à nos jours dans la mesure où la peur des rouges s’est prolongée bien au-delà de 1871.

 

Des légendes

L’histoire de Juliette Dodu et celle des pétroleuses furent des mensonges si efficaces qu’ils se sont mués en légendes. Des erreurs ont connu le même sort en suivant des chemins plus ou moins tortueux, sources des confusions.

Dans France militaire du 15 avril 1894 paraît un article relayant les propos d’un conférencier (M. de Place) sur le rôle de la cavalerie dans la guerre. L’auteur s’emploie à dénoncer ce qu’il désigne comme « légende des uhlans vainqueurs ». Le propos rappelle un article paru sept ans plus tôt, le 8 août 1887, dans le même journal. Signé Raiewsky, ce dernier évoquait une autre « légende » selon laquelle la place de Nancy se serait rendue à quatre uhlans. Ces textes expliquent les dites « légendes » par l’ignorance des Français désignant tout cavalier ennemi par un mot d’usage banalisé. Ces histoires d’inquiétants uhlans, qui se retrouvent dans d’innombrables témoignages, s’appuient sur une réalité : la présence très visible des patrouilles de reconnaissance allemande pendant la guerre. Les récits n’ayant pas donné lieux à démentis dans la mesure où, générique, l’information était sans conséquence, ils se sont imposés comme vérité. Ils finirent par faire légende : ils disent une conviction vérifiée – l’organisation efficace des Prussiens – sans souci de l’authenticité factuelle.

La barricade de Morsbronn fonctionne à rebours. En l’occurrence, il semblerait que la légende soit l’effet d’une erreur commise vers 1874 et mise en scène par Édouard Detaille dans une œuvre qui s’est imposée comme image de l’héroïsme français. Critiqué, Detaille refit son tableau, gommant de sa nouvelle version (celle exposée à Woerth) la barricade placée en travers de la route des cavaliers français dans la première (celle de Reims). Cette reprise témoigne du débat qui eut lieu à l’époque sur la nature de l’obstacle entravant la rue principale de Morsbronn. Detaille a manifestement fini par douter qu’il ait été constitué d’une charrette à foin renversée en travers de la rue. Dans cette affaire, il y a d’abord la réalité attestée par toutes les sources antérieures au tableau (témoignages et historiques de régiment) : pour tenter de se dégager après la charge accomplie à travers les vignes et les houblonnières situées autour du village, une partie des cavaliers français s’engouffra dans la rue principale de celui-ci où ils se firent accueillir par un feu meurtrier ennemi. Ce drame admis, aucun témoignage avant 1874 ne parle de « barricade » au sens propre du terme, ni de charrette à foin renversée en travers de la rue. Après le tableau exposé au salon des Artistes de 1874, l’idée apparaît quand même, en 1875, sous la plume de Jules Clarétie, chroniqueur influent. Il parle à cette date de « Prussiens barricadés dans Morsbronn »[11], ce qui ne signifie pas qu’ils aient tendu le piège figuré par Detaille. Vingt ans plus tard, le même Clarétie parle de « rues barricadées »[12], correction qui d’emblée change le sens de ce qui est décrit. Analysées chronologiquement, les sources montrent un glissement sémantique progressif, les « obstacles » rencontrés dans les vignes selon les premiers récits se transposant dans le village au fil du temps pour passer d’objets non identifiés à « une » puis « des » barricades. En termes de logique opérationnelle, rien ne permet de valider l’élaboration d’un tel piège à un emplacement où la présence de cavaliers français était imprévisible, voire improbable. La version de Reims est pourtant passée à la postérité comme image plus réelle que celle de Woerth. Mais l’important, en l’occurrence, n’était pas l’affaire telle qu’elle s’était déroulée, seulement ce qui devait en être retenu (lu). La barricade imaginée par Detaille est bien une légende au sens propre du terme, une invention qui permet de rendre hommage à ceux qui ont sacrifié leur vie pour la patrie.

Les Dernières cartouches est une autre opportunité picturale de corriger le réel afin de rendre hommage à des combattants héroïques. Comme Detaille pour Morsbronn, Alphonse de Neuville s’appuie sur une anecdote avérée : la résistance des marsouins embusqués dans la maison Bourgerie située entre Bazeilles et Sedan. Dans le numéro de Gil Blas du 6 septembre 1895 le journaliste Albert Cellarius parle de l’épisode comme d’une légende qui prendrait fin. Il tient cette idée du général de division Lambert, homonyme du héros de Bazeilles. L’œuvre ne serait qu’exagération faite à l’insu même du principal héros, fruit d’un processus fréquent selon lequel « après une bataille certaines actions plus ou moins dénaturées, revues et corrigées avec soin par des publicistes à l’imagination inventive restent acquise à l’histoire ». Toutefois, les propos du général Lambert rapportés par Cellarius ne justifient pas de façon convaincante l’assertion de ce dernier. La fin qu’il annonce de la dite « légende » ne s’est d’ailleurs pas réalisée. Depuis, les critiques d’art ont montré quels petits arrangements avec la vérité historique avait commis de Neuville, entre autres le pantalon rouge attribué au commandant Lambert et la présence de combattants d’unités différentes alors que la résistance fut celle des seuls marsouins. L’image n’est pas fidèle à l’histoire mais telle n’était pas sa fonction : au-delà de l’hommage rendu aux marsouins, de Neuville voulait dire à ses compatriotes que les soldats français, toutes armes confondues, s’étaient bien battus. Le Gloria Victis d’Antonin Mercié – présenté au salon de 1874 – était dans l’air du temps.

Les Prussiens voleurs de pendules est une légende qui s’appuie sur les pillages ou réquisitions commis par les Allemands aux dépens des populations des territoires occupés. Les vols par des troupes en campagne sont une plaie récurrente des conflits. Ils concernent en général des produits comestibles ou utiles dans le cadre de la guerre : un outil, une paire de bottes, un vêtement. D’emblée, le doute s’installe donc sur le choix de pendules. Pourquoi celles-ci ? Trois caricatures, au moins, de Cham et Daumier[13], publiées en 1871 dans Le Charivari, ont popularisé le délit. Dans le numéro du 10 janvier 1871, Cham publie encore un dessin qui met en relation le vol de pendules avec l’heure de la revanche. Gabriel Guillemot multiplie les allusions aux vols de pendules les 14, 17, 18, 19, 21, 24, 26 janvier suivant, toujours dans Le Charivari. Le 20 février, un dessin de Daumier ne fait plus qu’entériner la légende. Cham est-il l’inventeur de cette dernière ? Il en est surtout le diffuseur le plus efficace car elle circulait déjà dans l’espace public. Deux références au moins, publiées le 26 décembre 1870, en témoignent. Dans Le Petit Journal du jour, sous le titre « La guerre de Sept ans et la guerre de 1870 », l’auteur (qui signe Villetard[14]) évoque Frédéric II en soulignant qu’il ne punissait pas « les méchants en volant leurs pendules ». Dans Le Charivari, la rédaction publie au même moment une lettre attribuée à une certaine Litschen demandant à son fiancé de lui ramener de France une « jolie pendule » ; le dit fiancé, dénommé Fritz, lui répond qu’il a déjà mis de côté à son intention une jolie montre. Dans le Grelot daté du 1er janvier 1871, un « calendrier prophétique » annonce encore que l’État-major prussien offre pour la nouvelle année une pendule à chaque Français. De fait, le vol de pendules (des montres plus souvent) était un larcin fréquent au XIXe siècle et le délit était jugé assez important pour être signalé dans la presse. Il inspira même à Cham un dessin publié vingt ans plus tôt dans Le Charivari du 27 avril 1851 ; un autre le 21 juillet 1867. En d’autres termes, l’illustrateur ne faisait en 1871 que réactualiser une caricature ancienne. Dans le contexte de la guerre de 1870, la dénonciation fut un moyen facile d’accuser les Prussiens d’être des brigands, des petits malfrats, à la petite semaine. La légende est ainsi pure invention. Elle dit néanmoins une réalité que les Français estimaient devoir être connue : l’ennemi méritait la détestation dont il faisait l’objet car la barbarie était dans sa nature.

Dans Le Spectateur militaire du 15 janvier 1888 un auteur (E. B.) dénonce encore une « légende » selon laquelle la guerre fut gagnée par le maître d’école allemand. Il s’y emploie en montrant combien les forces françaises étaient commandées par des officiers instruits et assez fins connaisseurs de l’histoire nationale pour en avoir rédigé de bonnes pages. Mais sur quoi repose l’idée de carence d’instruction française dont la trace se retrouve sous la plume de l'historien Jean-Michel Gaillard dans Un siècle d'école républicaine (1990) quand celui-ci écrit : « Sedan est la victoire du maître d'école allemand, de soldats et d'officiers plus ou moins instruits. » Pour comprendre, il faut se référer au contexte des années 1882-1888. De fait, le propos tenu par E.B. fait référence à un discours énoncé par Jules Ferry en 1882 dans lequel celui-ci disait : « l’instituteur prussien a fait la victoire de sa patrie, l’instituteur de la République en préparera la revanche ». Le contexte est celui de la loi sur l’école obligatoire. Ce propos a lui-même un antécédent signé par l’historien Albert Sorel[15] dans la Revue des deux mondes de 1871 : « nous n’étions préparés en rien, et 27 pour 100 de nos conscrits ne savaient pas lire. Tel est le mal, le remède est tout trouvé ; c’est l’organisation prussienne, le service universel et l’instruction obligatoire. Trois enquêtes à poursuivre, trois commissions à établir, trois bonnes lois à voter, et la France régénérée pourra attendre tranquillement l’heure de la revanche. »[16] Tout ce que souhaitait Sorel est accompli au moment où E. B. écrit (conscription de 1872, lois de réorganisations militaires de 1873 et 1875, école obligatoire de 1881-1882). De fait, le souci de ce chroniqueur publiant dans une revue militaire de référence était de défendre l’honneur des officiers français du moment, faisant l’impasse sur le défaut d’instruction des soldats auxquels Sorel puis Ferry faisaient allusion. En l’occurrence, E. B. ne cherchait qu’à corriger une partie de ce qu’il désignait comme « légende », prenant le risque de conforter cette dernière dans la partie qu’il ne discutait pas !

La revanche cause de la Grande Guerre est une relecture a posteriori de l’histoire. Entre 1871 et 1914, le revanchisme fut un courant politique puissant en France. Il fit trembler la République lors de l’affaire Boulanger, mais il ne fut jamais majoritaire et ne joua pas de rôle décisif dans l’entrée en guerre. Si, à cette date, les Français étaient prêts à répondre à une agression militaire, la majorité d’entre eux refusait d’accepter une guerre que provoquerait leur gouvernement. Le revanchisme français n’a pas été déclencheur d’un conflit dont l’origine se situe quelque part entre Berlin, Sarajevo, Vienne et Moscou. La légende justifia le retour de l’Alsace-Lorraine à la France qui profita de sa victoire pour l’obtenir.

 

Grande Guerre voulue pour la Revanche, trahisons des généraux, activité d’espionnage de Juliette Dodu, barricade de Morsbronn, vols des pendules, efficacité des uhlans… toutes ces réputations ou légendes sont aujourd’hui oubliées du grand public. Elles n’ont plus désormais qu’un intérêt anecdotique. Leur mémoire n’en a pas moins laissé des traces dans la culture nationale. Elles y entretiennent l’idée que les Français sont de bons patriotes, braves comme un cuirassier dit de Reichshoffen, rusés comme une jolie espionne. À l’opposé, les Allemands sont des rustres (ils imposent leur force plutôt que le droit), des lâches (ils se cachent dans les maisons de Morsbronn pour fusiller leurs adversaires dans un combat inégal) et ils sont ridicules (ils volent des pendules).

 

[1] Voir, notamment : Anonyme, Trois mois à l’armée de Metz par un officier du génie, Bruxelles, Muquardt, 1871 ou le témoignage à charge de Jourdy, général Émile, Les Vaincus de Metz, par É. J***, Paris, Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1871.

[2] Patry, lieutenant-colonel Léonce, La guerre telle qu’elle est (campagne de 1870-1871), Paris, Montgredien et Cie, 1897.

[3] Bapst, Germain, Le Maréchal Canrobert, souvenirs d'un siècle, Paris, E. Plon-Nourrit et Cie, 1898-1913, 6 t.

[4] Corbin, Alain, Le village des « cannibales », Paris, Champs/Flammarion, 1995.

[5] Vacchiani, Stéphane, « Cannibales d’un jour », Le Point, 14 mai 2009.

[6] Bourguinat, Nicolas et Vogt, Gilles, La guerre franco-allemande de 1870. Une histoire globale, Paris, Flammarion, 2020 ; p. 49.

[7] Roth, François, La guerre de 1870, Paris, Fayard/Pluriel, 2011 ; p. 25.

[8] Voir « Mémoire de Juliette Dodu. Entre légende et histoire », blog Mémoire d’histoire, 5 juin 2024.

[9] Voir Lecaillon, Jean-François, Les femmes et la guerre de 1870-1871. Histoire d’un engagement occulté, Paris, Pierre de Taillac édition, 2021.

[10] Thomas, Édith, Les Pétroleuses, Paris, 1963.

[11] L’évènement du 30 décembre 1875.

[12] Clarétie, Jules, « Notes et souvenirs », Le Temps, 18 juin 1893 ; p. 3. Texte republié trois ans plus tard : « Impressions et souvenirs », Les Annales politiques et littéraires, 5 juillet 1896 ; p. 5

[13] Cham et Daumier, Album du siège par Cham et Daumier. Recueil de caricatures publiées pendant le siège dans le Charivari, Paris, aux bureaux du Charivari, s. d.

[14] Il s’agit probablement de Charles Edmond Villetard (1829-1889), homme de lettres et journaliste proche d’Adolphe Thiers, futur rédacteur du Journal Officiel (1874), in Le Petit Journal, 26 décembre 1870, p. 4.

[15] Sorel a suivi la guerre de près en tant que délégué responsable de l’aspect diplomatique de la défense nationale. Il écrit à un ami ces mots : « De tout ce que j’observe – et je suis merveilleusement placé pour observer, – je recueille l’élément d’un livre de pathologie, dont les conclusions auront toute la rigueur scientifique ».

[16] Sorel, Albert, Revue des deux mondes, 1871, tome 93, p. 281.

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