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Mémoire d'Histoire
9 juillet 2024

ETAT DES ESPRITS EN 1897

La question de l’alsace-Lorraine

État des esprits dans la France de 1897

 

 

Le 1er décembre 1897, Le Mercure de France soumet un questionnaire à ses lecteurs[1] visant à connaître l’état des esprits relatif à l’Alsace-Lorraine. Quatre questions sont soumises à leur attention :

 

I. – Un apaisement s’est-il fait dans nos esprits au sujet du Traité de Francfort ?

II. – Pense-t-on moins à l’Alsace-Lorraine, quoique, prenant à rebours le conseil de Gambetta, on en parle toujours autant ?

III. – Prévoit-on un moment où l’on ne considérerait plus la guerre de 1870-1871 que comme un événement purement historique ?

IV. – Si une guerre venait à surgir entre les deux nations, trouverait-elle aujourd’hui, en France, un accueil favorable ?

 

Sur chacun de ces thèmes, la revue leur demande d’exprimer :

 

Votre opinion personnelle ;

Selon vous, l’opinion de la jeunesse ;

Selon vous, l’opinion moyenne du pays.

Bettannier, Les Annexés en Alsace 1883

Le déclencheur de cette initiative est l’échec de la souscription lancée par François Coppée pour venir en aide aux Alsaciens victimes de violents orages. La rédaction de la revue s’interroge : les Français ont-ils oublié les provinces perdues en 1871 ? Seraient-ils prêts à répondre à l’appel de la patrie en danger si la guerre de revanche contre l’Allemagne éclatait ? Quel état des esprits ressort des réponses publiées ?

 

Un contexte apaisé

Le Mercure de France est une revue littéraire fondée en 1890 dans sa version du moment. Si son lectorat est varié, il est peu représentatif. 92 % des 137 (+2[2]) réponses au questionnaire viennent d’hommes, 69 % d’écrivains, journalistes et juristes. Les ouvriers et employés ne sont que 6,5 %, les paysans absents. Secrétaire de la rédaction de L’image, Jules Rais prévient : « un journal littéraire ne participe pas autant qu’il paraît des groupes sociaux ».

Sur la base des quatre éléments suivants, la variété des réponses autorise toutefois à leur accorder quelques éléments d’intérêt :

  1. la moyenne d’âge (36 ans) recouvre un écart de 20 à 71 ans qui permet de saisir les différences entre les aînés qui ont connu la guerre (les plus de 35 ans) et la « jeunesse » ;
  2. la diversité des sensibilités politiques (internationalistes, conservateurs, modérés, croyants et anticléricaux, pacifistes ou revanchistes), issus de tous les horizons régionaux ;
  3. l’invitation à distinguer les opinions personnelles de celle moyenne du pays qui permet de discerner comment est perçu celui-ci à défaut d’être ce qui en est dit ;
  4. le statut de la majorité des répondants (artistes, journaliste, députés…) dans la mesure où ils sont les influenceurs de leur temps et font office de porte-paroles de leurs compatriotes.

Le contexte politique de 1897 a aussi son importance. Les orages qui ont frappé l’Alsace sont un facteur d’émotion qui favorise le réveil de la mémoire. Au-delà de cet épisode climatique, la France est à une croisée des chemins. Vingt six ans après la défaite, émerge sur le marché de l’opinion une génération qui n’a pas connu la guerre. C’est la donnée qui justifie la question sur la jeunesse. Entre la crise boulangiste (1887-1890) achevée d’une part, l’Affaire Dreyfus (1898-1899 pour sa période passionnelle) pas encore éclatée d’autre part, la France est dans un moment d’accalmie. L’alliance franco-russe de 1892 fait la une de l’actualité avec la visite du tsar en France (1896).

Il est difficile, voire impossible, de mettre les réponses en statistiques sachant que certains lecteurs répondent à grands renforts de nuances, d’autres ignorent une question ou développent hors-sujet. Dans les limites imposées par toutes ces remarques, quelques tendances peuvent toutefois être isolées. À commencer par celle que trahit l’initiative du Mercure de France. « La réponse ne jaillit-elle pas de la question ? » ironise Léon Bloy. De fait, la poser témoigne de la double réalité d’une résistance de la mémoire d’une part, d’une inquiétude la concernant d’autre part.

 

Un apaisement général dans la diversité

Qu’ils s’en félicitent ou le déplorent, la question alsacienne n’est plus une préoccupation majeure des Français. Les trois quart des réponses vont dans ce sens. Si elle n’est pas oubliée, et si la rétrocession des deux provinces reste souhaitée par tous, les Français y penseraient « autrement » (Albert Métin, Jules Mary, Mme Lesueur, Charles Merki, Fernand Vandérem… le disent). Quelle que soit leur conviction personnelle, la majorité des répondants estiment que le différend franco-allemand doit se faire par d’autres moyens que la guerre. Cette dernière, a priori, est rejetée par les deux tiers des lecteurs contre 10,7 % qui la souhaitent, le reste ne se prononçant pas clairement.

Si les esprits sont en faveur du maintien de la paix, par contre les différences sont nettes sur les raisons de ce choix. En l’occurrence, la diversité des opinions atteste d’une France politiquement contrastée sinon divisée. Le refus de la guerre est expliqué par la crainte (Th. Ruyssen) et l’horreur de tout conflit armé (l’ouvrier L. Cumora comme le député nationaliste de la Défense nationale Paulin-Méry), « parce que la tuerie à la machine est par trop stupide » (Aman-Jean) ou par refus de mourir au profit de tiers (les Alsaciens, les revanchistes, les bourgeois égoïstes, les gouvernements manipulateurs) ; pour d’autres, il l’est du fait de la « faiblesse grandissante » et de la « débilité » nationale (Robert de Souza) ;  la « disproportion entre coûts et bénéfices » (abbé L. Pichot, Eugénie Potonié-Pierre, Edmond Haraucourt, Georges Montorgueil…) est souvent avancée. L’idéologie internationaliste fustigeant la lâcheté des bourgeois, le calcul des « agioteurs » (Maurice Charnay, Charles Morice) ou l’adhésion au droit des peuples privilégiant une résolution juridique de la question (Alfred Mézières, Charles Seignobos, Jacques Dumas) joue aussi beaucoup. Nombreux sont encore ceux qui avancent la concurrence d’autres préoccupations (Jacques Dumas, Mademoiselle de Sainte-Croix), plus sociales souvent (Camille Mauclair, Jean Viollis, Léon Riottor, Marcel Réja, Maurice Curnonski…). En d’autres termes, la convergence pour la paix se nourrit de motivations variées, voire opposées !

Weerts, France ou l’Alsace désespérée 1906

Malgré leur partialité, tous les sondés s’accordent pour reconnaître l’intensité persistante de la blessure dans l’esprit des Alsaciens et des Lorrains à commencer par ceux d’entre eux qui répondent au questionnaire (Alfred Mézières, Charles Henry, Adrien Veber, Charles Andler, Henri Albert, Gustave Kahn). Ce constat fait, nombreux sont ceux qui estiment que la question ne concerne que ces derniers. « Pour l’immense majorité, l’Alsace-Lorraine est une gêneuse » se désole même Henry Maret, idée toutefois démentie par la plupart des réponses qui ne laissent pas transparaître un tel sentiment. Dans ce contexte, le droit des peuples à l’autodétermination apparaît parfois comme une forme de justificatif commode dont usent certains (consciemment ou non) pour dédouaner la France de tout devoir de Revanche. Deux ou trois réponses vont même jusqu’à dénoncer une instrumentalisation de la douleur des Alsaciens-Lorrains, voire une victimisation de ceux-ci avant la lettre. Né à Nierderbronn, Henri Albert dénonce « un mouvement factice entretenu par les Alsaciens-lorrains ». Ce dernier type de soupçon reste toutefois marginal.

Si le revanchisme est reconnu puissant par tous, il reste porté par une minorité de « va-t-en-guerre » et de nostalgiques des gloires du passé. Sept ans après l’échec du Général Boulanger, la chance du mouvement est considérée comme passée. Même dans les rangs de personnalités qui auraient des raisons d’y adhérer (les militaires, les Alsaciens Henri Albert ou Charles Andler, les frères Margueritte, fils du général tué lors de la charge de Floing), il ne fait pas vraiment recette.

À travers les réponses, un conformisme de classe se dessine nettement. Au plan idéologique, il oppose les ouvriers (L. Cumora, P. Delesalle) et militants libertaires (Georges Deherme, M. Jossot), anarchistes (André Ibels, Jean Grave) ou socialistes (Georges Pioch, Marcel Réja, Adrien Veber) aux esprits plus conservateurs (la princesse de Cystria, Léon Bloy, Jules Clarétie, le député Paulin-Méry, Stéphane-Georges Lepelletier de Bouhélier). Rien de surprenant, au demeurant, sinon l’assurance bien partagée que les esprits sont plus divisés selon ce genre de fracture qu’une d’autre. C’est d’ailleurs ce qui justifie l’idée selon laquelle les préoccupations sociales ou économiques expliquent l’apaisement de la question alsacienne.

De fait, s’il est une rupture en termes d’opinion, elle est générationnelle. Indifférents ou hostiles, ceux qui avaient moins de dix ans en 1870 ou qui sont nés après cette date, ne sont plus en phase avec leurs aînés. Paul Léautaud parlant de son père et de « la médiocrité des arguments dont il soutient son patriotisme » illustre cette césure. Au-delà de l’opinion sur le traité de Francfort qui appartient pour eux à l’Histoire ou est en passe de l’être, c’est le changement des mentalités liés à l’avènement de la modernité qui expliquerait le clivage. En revanche, aucune sensibilité spécifique ne ressort des douze réponses féminines. Peu représentatives des femmes de France, celles-ci se distribuent également entre revanchistes et pacifistes, indignées ou non. En l’occurrence, les convictions l’emportent sur toute considération de genre.

 

Un patriotisme défensif assumé

Partagées ou non par ceux qui les exposent, quelques idées censées traverser toute la société française ressortent des réponses.

1- Celle du règlement de la question alsacienne selon le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est très présente. Vingt ans avant la publication des quatorze points du président Wilson, la solution par « un vote libre » (Gabriel Trarieux) d’autodétermination a déjà fait son chemin en France. Si elle prévaut logiquement chez les pacifistes et les militants de gauche, elle se retrouve parmi des Alsaciens et Lorrains d’origine (Alfred Mézières, Henri Albert). Le capitaine d’artillerie Gaston Moch appuie son pacifisme sur les principes proclamés par les Congrès de la Paix de 1891 et 1896  et demande une consultation. À l’instar de Mademoiselle de Sainte-Croix, de Jacques Dumas ou de Félix Lacaze qui proposent d’en référer aux juges et au droit international, l’abbé Pichot renvoie le règlement de la question au jugement de « tribunaux d’arbitrage » quand le socialiste Adrien Veber en appelle à « la justice immanente » ! Jean Viollis évoque le droit au consentement par « plébiscite », Marcelle Tynaire souhaite « une entente ». Si les formules varient, elles vont toutes dans le même sens.

2- Le revanchisme reste minoritaire. « Revanche n’est pas rédemption » fait remarquer Louis Besse ; « revanche d’idées plus que de fait » souhaitent les frères Margueritte. « L’éventualité d’une revanche possible sourit à très peu de monde » assure André Lebey qui pense « qu’on répond à un soufflet tout de suite (…) Deux jours après, il est trop tard » (idée aussi soutenue par Paul Léautaud et Charles Léandre). Elle est surtout dénoncée à gauche qui y voit un prétexte bourgeois à entretenir une armée permanente « moyen de sa domination » (A-Ferdinand Hérold ; voir aussi Camille Mauclair, A. Hamon, Pierre Quillard) ou le fait que « le capital n’a pas de patrie » (P. Delesalle). André Ibels renchérit : « une nouvelle guerre n’aurait d’écho qu’à la Bourse », une conviction que partage l’ésotériste René Philipon. J-G. Prod’homme dénonce les « tripotages » des politiciens, tous bords confondus. « Nous sommes un peuple de commerçants », proclame l’anarchiste Jean Grave, pas de soldats. Les militants de gauche n’ont pas pour autant l’exclusivité du rejet. Résumant un avis bien partagé au-delà des clivages idéologiques, l’abbé Pichot – qui a « interrogé des ouvriers » – tranche sans détour : « on a compris d’une façon pratique (que) la guerre ne résout rien ». Ce constat établi, la majorité des répondants assure toutefois l’existence d’un « chauvinisme » français (le terme apparait sous les plumes de Charles Henry, André Veidaux, Georges Deherme, l’abbé Pichot, Jules Heyne…). Le subtil équilibre entre refus du revanchisme d’une part, ce chauvinisme d’autre part, explique la conviction répandue que si la guerre éclatait sans que la France ne la déclare, les Français « marcheraient ». Un quart des réponses disant non à la guerre énoncent cette restriction qui préfigure l’acceptation de la Grande Guerre en 1914.

Jeanniot, Les réservistes 1882

3- Au-delà du refus de la guerre en général par la jeunesse, du revanchisme en particulier, un thème revient dans de nombreuses réponses : le « dégoût des choses militaires que le service obligatoire, en temps de paix, inspire aux jeunes gens et à leur famille » (Eugène Hollande et Charles Merki), qui a « abîmé des générations entières aux casernes (Jean Viollis). J-G Prod’homme ou Georges Pioch, qui parle de « l’année de stagnation en la fiente des casernes », font le même type de constat, tout comme le député nationaliste Paulin-Méry regrettant pour sa part un service « qui parait sans but et sans raison ». Dans le même esprit, Marcel Batilliat rappelle les propos tenus par le romancier et capitaine Jean Reibrach selon lequel « le patriotisme est mort en France depuis qu’on a substitué le service obligatoire au militarisme professionnel ». Commentaire du docteur Albert Prieur : « Quand le métier de soldat devient obligatoire, la guerre en arrive vite à n’être qu’une nécessité : les nécessités sont toujours impopulaires ». Ennemi des gouvernements de la République, Hugues Rebell met en cause toutes les lois militaires qui ont fait des Français des « esclaves que l’on peut soumettre en toutes libertés à des tâches ridicules ». Outre le fait d’avoir soumis tous les Français à « tous les ennuis du métier militaire », Maurice Curnonsky explique : « On leur a fait voir l’envers des choses : ils ont regardé, ils ont compris… Or un soldat ne doit jamais comprendre ». Si Albert Métin y voit l’influence des intellectuels enrôlés (idée qui se retrouve sous la plume de Maurice Curnonsky) qui font réfléchir leurs camarades de régiment, il parvient à la même conclusion. Fondateur du Mercure de France, Rémy de Gourmont met cette réaction sur le compte de « la servitude militaire (qui) est admirablement organisée dans toute l’Europe ». Tous ces commentateurs issus d’une élite sociale et culturelle sont dans l’excès. Ce dernier traduit cependant l’idée commune que les Français ne sont pas perçus ni ne se perçoivent comme un peuple militaire. L’embrigadement par l’armée, mais aussi par l’école (abbé L. Pichot), aurait ainsi accouché de sentiments contraires à ce qui était préconisé dans ces institutions.

4 - Dans ce paysage, une conviction décliniste s’affiche. Elle est plus souvent sous la plume des conservateurs, sans exclusivité pour autant là encore. Léon Bloy l’écrit sans détour : « il n’y a rien à faire. Nous sommes un peuple chiche, une nation qui crève et voilà tout ». Ce déclinisme entretient l’idée que « le Passé est mort » (Léon Riottor). Le pays est « trop désagrégé » assure Mme Camille Belilon. Robert de Souza parle de « débilité », l’apaisement des esprits étant « un indice (…) de notre faiblesse grandissante ». Henri Maret se désole : « l’avilissement est universel. La lâcheté est partout (…) Ce peuple est fini » ! « On dirait que la France agonise (…) Il ne reste plus rien que la lâcheté » se lamente Eugène Montfort. « La nation n’a plus d’âme (…) La France est très malade ». Ouvrier-sculpteur Jean Baffier dénonce un pays « aveuli, abîmé, anarchisé » et il en accuse « l’industrialisme outrancier et le mercantilisme abject », « la religion de simagrées » et « la science matérialiste » qui ont détruit l’âme de la nation et « les nobles traditions nationales ». Jean-François Raffaëlli explique de même ce déclin des vertus nationales par les bouleversements issus de la modernité. Charles Ténib en conclut que « nous allons vers la lueur d’un autre monde ».

5- En contrepoint de ce concert de lamentations, s’impose le patriotisme défensif. « Une guerre offensive, personne ne la veut » écrit Adrien Veber qui pense dans le même temps qu’une guerre défensive serait l’objet d’une « explosion d’enthousiasmes » (Albert Jounet pense de même). L’alliance franco-russe est le paramètre clé de ce point de vue. Elle « vise à maintenir la paix » écrit Victor Barrucand ; elle « garantit avant tout le statu quo en Europe » assure Pierre Quillard. A-Ferdinand Hérold dit la même chose avec les mêmes mots. Jean Viollis voit dans sa conclusion la preuve du « renoncement officiel de la France à toute entreprise militaire ». Marie-Anne de Bovet s’en désole. Pour elle, la France qui, sur fond « d’enthousiasme délirant » s’est jetée « dans les bras de la Russie » n’y voit que « la renonciation à toute revanche (et) la confirmation morale du traité de Francfort » ! N’est-ce pas là le « patriotisme éclairé » des Français dont se félicite l’abbé Pichot ?

6 – Les paysans, qui  représentent encore 40 % des Français, sont les grands absents du sondage. Ce défaut ne les exclut pas pour autant du discours des sondés qui s’accordent sur leur indifférence (Paul-Armand Hirsch). Adolphe Retté, qui pense bien les connaître car il vit au milieu d’eux, l’assure : « Qu’on nous laisse donc tranquilles » leur fait-il dire. Ils seraient hostiles à toute guerre au même titre que les ouvriers ou commerçants (Marcel Batilliat, Laurent Savigny, A. Hamon) parce qu’ils ont compris qu’ils n’ont rien à y gagner. « La patrie du paysan n’est pas la France ni l’Allemagne » écrit Francis Jammes. « C’est sa maison, son champs, ses bœufs, sa femme », précise-t-il. « Son véritable patriotisme c’est l’acte par lequel il passe en Cour d’Assises pour avoir fusillé celui qui escalada sa maison, glana en son champ, vola ses bœufs, pris sa femme ».

À l’indifférence des paysans, Francis Jammes oppose l’égoïsme des artistes (« sculpteurs, poètes et savants »), autrement dit la grande majorité de ceux qui répondent au questionnaire. « Leurs œuvres sont les seules provinces qu’ils connaissent » comme patrie. Cette opinion qui n’engage que lui est confirmée par nombre de réponses. Paul Léautaud rejette le patriotisme lui-même : « je ne reconnais que l’intelligence ; elle ne subit pas de frontière » se justifie-t-il avant d’ajouter qu’il sacrifierait volontiers « cent imbéciles français à celle d’un intelligent de n’importe où ». Adolphe Retté qui se dit plus « compatriote de Goethe, de Heine, de Wagner, de Schopenhauer et de Nietzsche » et ressent « comme des ennemis MM. Coppée et Déroulède » est dans la même posture. André Ibels attribue une même préférence à la jeunesse, du moins « celle qui pense ! » et qui « se contente d’aimer et d’admirer un pays qui produisit Goethe, Schumann, Beethoven, Wagner, etc. et, quelque fois, de lire le sage Hegel ». « Une estampe d’Albert Durer n’incite guère à des revanches » renchérit Odilon Redon qui s’exprime en tant qu’ancien combattant de l’armée de la Loire, « ni l’audition de la Neuvième, ni la musique affectueuse et cordiale de Schumann (pour citer à dessein des merveilles d’outre-Rhin) ». Dans un registre différent, Jean-François Raffaëlli pense que l’abolition des distances par le progrès technologique fait qu’en Europe « il n’y a plus d’étrangers ». Réflexion d’artiste qui témoigne d’une forte propension dans son milieu à voir des proches dans les collègues étrangers qu’ils fréquentent dans les salons, les expositions et autres manifestations internationales. Et si Jules Renard assure comme beaucoup d’autres qu’il irait se battre, ce serait plus par amour de la patrie que par haine des Allemands. La réponse lapidaire de Victor Charbonnel traduit cet égoïsme tout en faisant synthèse d’une opinion générale encore marquée par le Traité de Francfort : « Il me semble douloureux, non pas que la question soit posée, mais qu’elle puisse l’être ». Vingt ans après, la France a le cœur apaisé, mais la blessure reste vive et la culture ambiante entretient un sentiment apte à faire consentement d’une mobilisation générale en cas d’agression ennemie.

 

[1] Voir Mercure de France sur Gallica

[2] Deux réponses retranscrites par un répondant peuvent être prises en compte.

 

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