Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Mémoire d'Histoire
25 juin 2024

PEINTRES MILITAIRES vs PHOTOGRAPHES DE GUERRE

Lançon 1873 vs Anonyme 1914

Peintres militaires et photographes de guerre

même combat ?

Du témoignage au militantisme

Jean-François Lecaillon

© juin 2024

 

Avant l’invention de la photographie, au XIXe siècle, les images de la guerre étaient produites par les peintres d’Histoire ou les spécialistes de la peinture militaire. Sur la foi de témoignages combinés aux codes du genre, ces artistes inventaient les scènes qu’ils peignaient. Jacques-Louis David, Antoine Gros, François Gérard, Horace Vernet et leurs élèves mettaient alors leurs talents au service du prince.

La guerre de 1870 vit apparaître une nouvelle génération d’illustrateurs. Si Édouard Detaille et Alphonse De Neuville en furent les deux grandes figures, la représentation du conflit mobilisa de jeunes artistes soucieux de mettre en images « la guerre telle qu’elle est », voire telle qu’ils l’avaient vue en tant que soldats. Du moins était-ce leur ambition affichée et vite trahie pour deux raisons au moins : ils ne pouvaient pas en montrer toute « la répugnance », selon De Neuville[1] ; il fallait figurer la guerre « telle qu’il faut la voir » pour les commanditaires et certains critiques d’art[2].

1870 vit aussi les débuts de la photographie de guerre à laquelle s’étaient déjà essayé quelques précurseurs : les britanniques Roger Fenton et William Howard Russell lors de la guerre de Crimée, les Américains Mathew B. Brady, Alexander Gardner ou Timothy O'Sullivan confrontés à la guerre de Sécession. Pour des raisons tant techniques que de sécurité pour les opérateurs, elles se limitaient toutefois à présenter des mises en scène qui ne montraient de la guerre que les réalités périphériques aux combats. À ce titre, ils étaient dans la même situation que les peintres.

Au XXe siècle, en revanche, les progrès techniques permirent aux photographes (tels Fernand Cuville, Paul Castelnau, Robert Cappa et autres Joe Rosenthal, pour n’en citer que quelques-uns) d’éjecter les peintres de la représentation des guerres. La peinture militaire en tant que telle avait vécu. Les photoreporters devinrent les peintres de la guerre moderne. Fin de l’histoire !

Toutefois, la représentation picturale de la guerre de 1870 met parfois en présence d’œuvres qui, rétrospectivement, annoncent des photographies des conflits ultérieurs. La ressemblance est telle qu’elle permet de renverser la question. Les peintres militaires de la fin du XIXe siècle n’étaient-ils pas les photographes d’hier, témoins et producteurs d’images de la guerre ? Pour appréhender la question, la présentation d’exemples est nécessaire.

 

Un premier exemple [voir à l'entame de l'article] renvoie à un tableau d’Auguste Lançon intitulé Morts en ligne, la bataille de Bazeilles. Présenté au Salon des Artistes de 1873, l’œuvre est une reprise d’un dessin réalisé in situ en septembre 1870. Lançon suivait alors l’armée de Chalons et travaillait pour le compte du Monde Illustré. Il dessinait en direct ce qu’il voyait du conflit. Trois ans plus tard, il transforme son dessin en tableau pour donner à voir la guerre non seulement telle qu’il l’a vue mais comme il veut en faire mémoire. Il ne se contente plus de témoigner, il exprime son dégout de la guerre[3]. Quarante ans plus tard, sur un champ de bataille de 1914, un photographe anonyme réalise un cliché de morts en ligne. Malgré les variantes de détails, l’image affiche le même spectacle que celui décrit par Lançon. D’une guerre à l’autre, la même réalité s’expose ; la même sensibilité des témoins aussi.

 

 

La comparaison peut se faire de façon plus ressemblante encore avec deux images de 1916 et de 1944. Témoin de la guerre de 1870 qu’il n’a jamais peinte, Jean-Louis Forain s’engage en 1914 dans la section de camouflage de l’armée française. Deux ans plus tard, il peint La Borne. Contre l’objet éponyme git sur le ventre un soldat, le visage face à terre, un bras retourné le long du corps, le fusil à portée de main… Cette figure se retrouve presque à l’identique dans une photo prise à Omaha Beach le 6 juin 1944. Au terme du combat, le peintre comme le photographe témoignent pareillement de la tragédie meurtrière qui s’est jouée quelques heures avant leur arrivée sur site. L’outil de figuration a changé, pas le narratif implicite des images.

Les figurations de « beaux » cadavres sont un sujet récurrent des représentations de la guerre. De Neuville à l’huile, Gardner (guerre de Sécession) ou Chauvel (Vietnam) en argentique travaillent de façon similaire sur des corps sans blessures apparentes, l’arme soigneusement déposée à proximité. Tous témoignent sans heurter les sensibilités de la cruauté des guerres qui fauchent des jeunes gens sacrifiés. 

 

 

Les paysages – faut-il dire natures mortes ? – n’échappent pas au jeu des similitudes. Vestiges et arbres sous la neige de Fernand Cuville est un autochrome, procédé photographique qui permet de restituer les couleurs. C’est un progrès technologique qui, à l’époque, rapproche la photo des peintures que réalise au même moment François Flameng avec Roucy (Marne), 15 avril 1917, les personnages en moins, ou Les pommiers coupés à Cuts (Oise), 1917), des œuvres qui par le feu de la destruction tendent vers la monochromie. En 2007, Darren Almond réalise des photographies autour du thème de la nuit et du brouillard. Le résultat offre à voir en noir et blanc le même type de paysages décharnés que ses aînés. Jeu d’aller-retour entre les techniques à près d’un siècle de distance ? En couleurs ou pas, la même imagerie s’expose encore et toujours. Est-ce pour exprimer le même message ? Ce dernier point reste à déterminer sur la foi des intentions des artistes.

 

 

Ces comparaisons à distance prennent tout leur sens politique quand le photographe moderne s’inspire résolument des peintures du passé pour en faire des œuvres d’art au service d’une cause. Emeric Lhuisset en fait même une marque de fabrique : « Plus que de simplement m’en inspirer, j’ai reconstruit des peintures de la guerre franco-prussienne de 1870. Ce sont ces peintures qui vont introduire la photographie de guerre telle qu’elle va apparaître tout au long du XXe siècle » explique-t-il dans un  entretien avec Charlotte Vautier (2017[4]). La confrontation, par exemple, des Mobiles et lignards au feu d’Édouard Detaille (1882) et d’A l’ouest rien de nouveau (2012) met en scène la même figuration de la bravoure des combattants, de leur héroïsme ou de leur abnégation au feu. La même composition est utilisée à des fins opposées (positive chez l’un qui exalte la bravoure, négative chez l’autre qui en fait dérision), manière de dire au spectateur que le factuel ne signifie rien par lui-même. Le titre À l’ouest rien de nouveau fait par ailleurs référence au roman d’Erich Maria Remarque sur 1914 quand l’absence de nouveauté énoncée semble dire au spectateur qu’en 130 ans tout s’est sans doute transformé (armes, uniformes, lieux…), rien n’a changé. Les deux œuvres sont des constructions, autrement dit des inventions[5]. Elles ne se donnent pas seulement vocation de montrer la guerre, elles entendent transmettre un message. Carré sur Seine, qui lui attribue son prix 2022 explique le travail de Lhuisset : « Par ses mises en scènes et en en détournant ses codes, il interroge la représentation du réel et exacerbe à la fois la violence et l’humanité des conflits »[6]. D’une époque à l’autre, les outils sont différents, les illustrateurs font le même métier.

 

Répine 1891 vs Lhuisset 2023

Emeric Lhuisset a réitéré l’exercice dans le cadre de la guerre russo-ukrainienne. S’inspirant des Cosaques zaporogues d’Ilya Répine (1891), il créée une photo mettant en scène la réponse des Ukrainiens à la barbarie des troupes de Vladimir Poutine[7]. Le photographe, en l’occurrence, ne témoigne pas de la guerre, il limite son ambition à dire sa conviction. Mais quelle différence avec Édouard Detaille, militant de la Ligue des Patriotes de Paul Déroulède qui, après avoir dépeint la guerre telle qu’il l’avait vue comme soldat (période 1870-1879), ne cherchait plus qu’à la montrer telle que les Français devaient la voir pour y penser toujours (1880-1885) jusqu’au jour de la revanche ?

Les exemples retenus ci-dessus assurent qu’il n’y a ni hasard ni copie systématique des uns sur les autres. Il faut plutôt y voir des convergences au spectacle des guerres qui soulèvent toujours les mêmes émotions combinées aux effets des cultures associées. Les illustrateurs produisent en effet des images qui parlent aux spectateurs parce qu’elles renvoient à d’autres déjà vues. La « belle photo » est toujours, peu ou prou, celle qui ressemble aux références que chacun porte en soi.

 

Annexes :

10 œuvres de Lhuisset inspirées par 1870 (sur 14 images produites en 3 ans), réalisées en Irak avec des combattants kurdes pour son projet « Théâtre de guerre ».

 

  1. Le fond de giberne d’Édouard Detaille
  2. Un artilleur de la garde tué, Édouard Detaille
  3. Embusqués derrière un mur, d’Édouard Detaille
  4. Deux tirailleurs d’Édouard Detaille
  5. Deux mobiles tués, d’Édouard Detaille
  6. Souvenir du 16 août de P-G Jeanniot
  7. En avant ! de Georges Moreau de Tours
  8. Les Dernières cartouches d’Alphonse de Neuville
  9. Poste d’observation à Champigny d’Alphonse de Neuville
  10. Paul et André Déroulède à Sedan d’Édouard Detaille

 

Voir : Clique

 

[1] Lettre à ses parents, 8 décembre 1870, citée par Robichon, François, Alphonse de Neuville, 1835-1885. Paris, Nicolas Chaudin, 2010 ; p. 62-63.

[2] Richard, Jules, Le Salon de la peinture militaire de 1887, Paris, Piaget éditeur, 1887.

[3] Lançon ne réutilisa que deux de ses nombreux dessins pour en faire des tableaux présentés au Salon. Le second est Zouaves morts dans une tranchée. En d’autres termes, seul l’aspect meurtrier des hommes sacrifiés mobilisent son pinceau.

[5] Voir la typologie des représentations de la guerre de 1870 sur le blog Mémoire d’histoire (juin 2024).

[6] Carré sur Seine, Emeric Lhuisset, 2022.

[7] Voir « Emeric Lhuisset, l’artiste qui veut faire entrer les soldats ukrainiens au musée », Jacqueline Remy, Vanity fair, 26 novembre 2023.

Publicité
Commentaires
Mémoire d'Histoire
  • Prolongement de mon laboratoire de recherche sur les guerres du second empire (Mexique, guerre de 1870), ce blog se propose de diffuser documents et articles sur le sujet... répondre à toute attente que vous m'exprimerez. N'hésitez pas.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité