MEMOIRE DE JULIETTE DODU
Mémoire de Juliette Dodu,
entre légende et histoire
Jean-François Lecaillon
Communication faite lors du colloque sur la mémoire de 1870 en Essonne
Palaiseau, 21 mai 2022
Juliette Dodu par la duchesse d'Uzès (1914)
Le 15 avril 1870, Juliette Dodu, jeune femme de 22 ans, prend ses fonctions de receveuse des Postes au bureau du télégraphe de Pithiviers. Elle s’y installe avec sa mère. Trois mois plus tard, la guerre franco-allemande éclate. Juliette Dodu en devient LA référence féminine de la résistance à l’ennemi. Quelle action lui vaut cette renommée ? Qu’incarne-t-elle qui mérite que, 150 ans plus tard, son aventure reste inscrite au générique de la mémoire nationale ? Ces questions obligent à distinguer dans l’affaire ce qui relève de la légende et ce qui est de l’ordre de l’histoire.
L’héroïne de 1870
Face à l’invasion, des milliers de Françaises se sont mobilisées, des centaines se sont engagées dans des actions périlleuses, quelques dizaines ont été honoré d’une médaille ou d’une citation[1]. Parmi ces dernières, Juliette Dodu occupe une place unique. Aucune autre qu’elle n’a bénéficié d’une égale reconnaissance nationale : le 30 juillet 1878, après avoir reçu la médaille militaire attribuée à une vingtaine d’employés du télégraphe (30 avril 1877), elle est la première femme à obtenir la Légion d’honneur ; l’année suivante, au Salon des Artistes de Paris, Georges Roussin (1854-1940), élève de Cabanel et de Millet, présente le Portrait de Mlle J. Dodu, chevalier de la Légion d’Honneur ; en 1910, de même, Ernest-Jean Delahaye, peintre revanchiste connu pour ses tableaux évoquant la guerre de 1870[2], présente au Salon Juliette Dodu graciée par le Prince Frédéric-Charles ; trois ans plus tard (1913), Georges Rochegrosse met en scène le moment de son arrestation. Avec la Sœur Saint Henri immortalisée par Paul Grolleron (Janville, 1888) ou la cantinière Marie Jarrethout par Ernest Leménorel (1882), elle fait partie des rares femmes s’étant illustrées pendant la guerre à voir son histoire évoquée par un artiste peintre de renom.
Si Juliette Dodu partage avec quelques femmes l’honneur de l’iconographie picturale, elle est la seule à avoir sa statue en pied. Réalisée en 1914 par la duchesse d’Uzès, celle-ci est exposée à Bièvres dans le square qui porte son nom. En 2009, encore, la Poste lui dédie un timbre pour le centenaire de sa disparition. Un tel hommage est plus remarquable que les précédents, en 150 ans les Postes et associations philatéliques de France n’ayant émis qu’une douzaine de timbres renvoyant au conflit. Dans ce maigre lot, Juliette Dodu partage avec le seul colonel Denfert-Rochereau[3] le privilège d’avoir un vignette à son effigie.
Légende ou mystification ?
L’héroïsme de Juliette Dodu renvoie à l’action qu’elle mena aux dépens des Prussiens lors de leur séjour à Pithiviers. Ses mérites ont été révélés dans Le Figaro du 26 mai 1877. Sous le titre « Histoire d’une médaille militaire »[4], l’auteur qui signe Jean de Paris rapporte qu’à « la fin de novembre 1870 », Mlle Dodu, « une jeune fille de vingt ans » (elle en avait 22) a intercepté une dépêche de l’état-major prussien indiquant la localisation d’un corps français faisant mouvement en direction de Gien. Captée en morse, l’information fut aussitôt portée au sous-préfet pour être traduite et envoyée « au général français » dont « le corps fut sauvé » – l’identité de l’officier et celle de son unité ne sont pas révélées. Pour cet exploit, Juliette Dodu « reçut une mention honorable du Ministre de la guerre ». Informé, le Prince Frédéric-Charles la félicita de son patriotisme et lui proposa « un poste élevé dans l’administration télégraphique allemande », honneur que Juliette Dodu s’empressa de refuser.
Ce résumé de l’affaire est aussi surprenant sur certains points – les derniers tout particulièrement – qu’il est globalement imprécis ou confus sur d’autres. Il jette toutefois les bases de la « légende ». Dans son usage courant, ce dernier mot suggère que l’histoire est fausse. En géographie, pourtant, la légende définit les valeurs de lecture d'une carte. Par définition, elle est « ce qui doit être lu » parce que la valeur donnée (un symbole) s’emploie à mettre en évidence ce qui est mais ne va pas de soi. De fait, une légende est un récit qui expose les actes d’une personne remarquable – un saint dans la tradition chrétienne – pour faire modèle. Si elle s’autorise des inventions, ces dernières ont néanmoins vocation à traduire de l’authentique. En l’occurrence, l’article du 26 mai 1877 fait référence à des faits dont il faut seulement retrouver les traces pour leur donner valeur historiographique. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? En 2020, Yannick Ripa rappellait que « des doutes subsistent » sur le sujet[5]. Pour l’heure, l’encyclopédie Wikipédia[6] propose la version suivante :
« Les Prussiens investissent Pithiviers le 20 septembre 1870, le bureau du télégraphe est pris par ces derniers, et la famille Dodu est reléguée au premier étage de la maison. La jeune fille de vingt-deux ans a alors l’idée de bricoler une dérivation sur le fil qui passe dans sa chambre. Ayant conservé un appareil récepteur, elle peut ainsi intercepter les transmissions chaque fois que les occupants reçoivent ou envoient des dépêches. Pendant dix-sept jours, la jeune fille fait parvenir ces dépêches aux autorités françaises sans que les Prussiens ne se doutent de rien. Elle sauve ainsi la vie des 40 000 soldats du général Aurelle de Paladines. Le montage de la dérivation découvert, les Prussiens traduisent Juliette Dodu devant la cour martiale. Elle est condamnée à mort, mais l’armistice est signé avant son exécution et Juliette Dodu est graciée par le prince Frédéric-Charles de Prusse qui demande à lui serrer la main, et libérée ».
Si, dans les grandes lignes, ce récit reprend l’histoire relatée dans Le Figaro du 26 mai 1877, il contient toutefois d’importantes différences. Il n’y est plus question d’une mais de plusieurs dépêches et de transmissions interceptées « pendant dix-sept jours » à partir du 20 septembre, autrement dit jusqu’au 7 octobre 1870. Il y est cette fois précisé que l’action de Juliette Dodu sauve les 40 000 hommes du général Aurelle de Paladines.
Loin d’être anodines, les différences qui ponctuent l’histoire de Juliette Dodu avant même que le résumé de l’encyclopédie en ligne n’ait été écrit, ont justifié d’importantes critiques. La plus retentissante paraît en 1999 sous la plume de Guy Breton dans un ouvrage intitulé Les beaux mensonges de l’Histoire. Pour Breton – écrivain qui a établi sa notoriété par le récit d’anecdotes historiques, en particulier sa série Les histoires d’amour de l’Histoire de France –, l’affaire n’est qu’une « mystification ». Juliette Dodu n’a « rien » fait (p. 208). Il appuie sa conviction sur plusieurs points :
1/ Ses doutes sur la capacité de Juliette Dodu quant à « capter au son des messages chiffrés en langue allemande et passés en morse, et les retransmettre ensuite sans erreur » ;
2/ La méconnaissance par les Français du code utilisé par les Prussiens ;
3/ L’absence de toute trace d’un conseil de guerre et d’une condamnation concernant Juliette Dodu ;
4/ L’absence de toute référence à l’affaire dans les témoignages du général Aurelle de Paladines et celui du directeur général des Télégraphes Frédéric-François Steenackers d’une part, dans l’Histoire de la guerre franco-allemande, 1870-1871 du lieutenant-colonel Rousset d’autre part ;
5/ Le fait qu’à la date où Juliette Dodu est censée avoir capté les transmissions de l’ennemi, les Prussiens ne sont plus à Pithiviers depuis plusieurs semaines ;
De la mystification à l’histoire
S’il y a matière à douter de l’authenticité du récit proposé par Jean de Paris, la critique de Guy Breton mérite elle-même d’être discutée. En premier lieu, les doutes qu’il émet sur la capacité de la jeune femme à transmettre sans erreur les messages allemands et à les faire traduire. D’après Jean de Paris, Juliette Dodu utilise un « appareil Morse » lequel permet d’identifier des lettres sans qu’il soit nécessaire qu’elle connaisse la langue de l’émetteur du moment que celle-ci utilise le même alphabet que la sienne. Il n’est pas précisé non plus que la dépêche interceptée était codée.
Le silence des sources dénoncé par Breton ne résiste pas mieux à la critique. Référence majeure pour l’Histoire de la guerre de 1870, Léonce Rousset n’évoque pas le cas de Juliette Dodu. Mais il n’a aucune raison de le faire dans un livre centré sur la description des opérations militaires du conflit. Dans La première armée de la Loire (1872), Aurelle de Paladines n’avait pas non plus de raison de faire allusion à une anecdote qui n’entre pas dans le cadre chronologique de son témoignage si elle a eu lieu avant sa prise de fonction à la tête du corps d’armée en question qui date du 11 octobre. Le même argument vaut pour l’Histoire de la Défense nationale de Frédéric-François Steenackers nommé directeur général des Télégraphes dès le 4 septembre mais qui prend la direction des deux administrations du Télégraphe d’une part, des Postes d’autre part, le 12 octobre. Cette dernière date est précisément celle où il loue le travail des receveurs dont il devient le patron. Juliette Dodu fait partie des personnes concernées. Si Steenackers ne le précise pas à cette date, le décret 1942 du 8 décembre 1870 accordant mention honorable à vingt employés et agents du service télégraphique, dont celui de Pithiviers, l’assure. En d’autres termes, le silence des sources peut être regretté, il ne fait pas preuve d’absence d’action de la part de Juliette Dodu. Par contrepoint, il y a moyen de s’interroger sur les sources que Breton lui-même utilise : des « histoires locales », ce qui « se raconte », notamment à Pithiviers, y compris la rumeur sur « la catin du Prince Frédéric-Charles », situation censée expliquer la grâce que ce dernier aurait accordée à la jeune femme.
L’absence de conseil de guerre et d’une condamnation en bonne et due forme est de même un argument insuffisant. Si elle permet le doute, cette lacune ne démontre rien. Au final, le seul élément qui oblige à la prudence est l’incohérence des dates entre la présence des Prussiens à Pithiviers établie entre le 20 septembre et le 12 octobre 1870 d’une part et l’action rapportée par Le Figaro située « fin novembre » d’autre part, période où la campagne de la première armée de la Loire s’achève par une défaite (bataille de Beaune-la-Rolande le 28 novembre). Cette différence dans les dates peut s’expliquer par une confusion ou une simple erreur de transcription commise par Jean de Paris. Mais, si tel est le cas, l’exploit de Juliette Dodu serait à ramener à de plus justes proportions : elle n’aurait pas sauvé les hommes de l’armée de la Loire, celle-ci n’étant pas encore constituée. Au mieux les hommes sauvés auraient été ceux que commandait Aurelle de Paladines quand il n’était encore que commandant supérieur des 15e, 16e et 18e divisions territoriales dans l’Ouest (entre le 23 septembre et le 10 octobre) ; ils pourraient aussi être ceux du général de Polhès, commandant supérieur de la région du Centre chargé de la défense d’Orléans aux mêmes dates, un officier que le dessinateur Gill caricature dans Le Charivari du 21 octobre 1870 sous le titre erroné d’« Armée de la Loire ». De fait, la répétition des combats dans la même région (batailles d’Orléans des 11 octobre et du 2 décembre ; combats d’Artenay du 11 octobre et du 5 novembre), par des troupes désignées par les mêmes noms (armées de la Loire avant constitution de celle-ci, première armée de la Loire, puis deuxième) semble avoir favorisé des confusions difficiles à démêler aujourd’hui.
La thèse de la mystification mise à mal, que reste-t-il de l’affaire en termes d’histoire ? Peu de chose et beaucoup à la fois. Les faits identifiables se résument à six moments clés :
- 20 septembre – 7 octobre 1870, Juliette Dodu intercepte au moins une dépêche allemande et la transmet à une autorité française ;
- 12 octobre 1870, Frédéric Steenackers loue le travail des personnels des Postes dont il prend la direction ;
- 8 décembre 1870, le décret 1942 accorde une mention honorable à vingt employés et agents du service télégraphique pour leur aide à l’armée dans l’usage du télégraphe, parmi lesquels celui (celle) de Pithiviers ;
- 1873, Juliette Dodu, en poste à Enghien, rencontre Hippolyte de Villemesant, propriétaire du Figaro ; une relation s’établit entre eux.
- 26 mai 1877, Jean de Paris publie l’histoire de Juliette Dodu dans les colonnes du Figaro ;
- 30 juillet 1878, Juliette Dodu est nommée chevalier de la Légion d’honneur.
Sur la foi de ces données renvoyant à un simple épisode d’histoire locale, l’affaire Dodu a donc été amplifiée, embellie, voire déformée. Il reste à identifier les circonstances ayant favorisé ce processus.
De l’histoire à la mémoire
S’ils sont mal connus, les évènements survenus à Pithiviers en 1870 le sont ni plus ni moins que ceux qui ont valu à d’autres agents des Postes et Télégraphes les louanges de Frédéric Steenackers lors de sa prise de fonction. Récits de souvenirs, monographies locales et autres articles de presse témoignent d’une histoire riche en anecdotes comparables tant dans les faits qu’elles recouvrent que dans la modicité des informations les concernant. Dans toutes les régions occupées, des Françaises ont entrepris d’espionner les Allemands ou de transmettre courriers, dépêches et autres messages à leur insu. Archiviste du département de la Seine et Oise[7], Gustave Desjardins en dresse une liste pour ce territoire. Sans donner de détails, il cite « Mlle Dubourg de Marcoussis et Mme Lhoste de Montfort) [qui] traversent avec des ballots de lettres les lignes prussiennes. Mme Billard à Beaumont ; mademoiselle Berthe Jadin à l’Isle-Adam ; madame Ledié à Ris […] madame Delombre à Draveil » qui assurent toutes leur service malgré la présence de Prussiens logés chez elles, placés en sentinelles à leur porte ou dans le bureau de poste lui-même pour les surveiller, « mademoiselle de Saint-Rémy, à Arpajon, [qui] ne se laisse pas effrayer par les perquisitions et dessert toute la contrée jusqu’à Essonnes ». À ces témoignages concernant des femmes, s’ajoutent les actions menées par des hommes. A Combs-la-Ville, l’histoire retient le nom du facteur Drège, mais c’est la directrice des postes (dont l’identité n’est pas fournie par la source[8]) qui organise un service clandestin de messagers. Receveuse des Postes de Brie-Comte-Robert, Clara Toussaint assure la distribution du courrier dans toute la région de Melun[9]. Elle reçoit du gouvernement une lettre confidentielle l’invitant à espionner l’ennemi. Dénoncée, elle est l’objet d’une perquisition qui tourne mal. Elle y perd l’usage d’un œil et d’une oreille. Exception faite de ce brutal épilogue, son histoire ressemble beaucoup à celle de Juliette Dodu.
Le rapprochement entre sa légende et les multiples exemples évoqués ci-dessus fait de l’héroïne de Pithiviers l’incarnation de tous les personnels des Postes qui se sont engagés pour la défense de la Patrie. À ce seul titre, son histoire mérite de faire mémoire dans la mesure où elle permet de rendre hommage à tous ceux dont le nom n’a pas eu les honneurs de la postérité. Dans ce cadre, apparaît l’existence de ce qui pourrait être désigné comme un « paradoxe Dodu » : l’interpellation de celle qui a été prise lui a donné une visibilité dont n’ont pas bénéficiée celles qui ont su échapper à l’ennemi.
Le paradoxe aurait pu être lié au nom d’autres receveuses interpellées par les Prussiens telles Clara Toussaint ou mademoiselle Wipper, distributrice des Postes à Sentheim. Il n’en a rien été. Il reste donc à comprendre pourquoi c’est celui de Juliette Dodu qui s’est imposé dans la mémoire collective sans jamais retomber dans l’oubli. De fait, si la légende de l’héroïne de Pithiviers s’est perpétuée, c’est parce qu’elle s’est diffusée ou exposée pendant des temps forts de la construction de la mémoire nationale et a bénéficié des services d’un ami influent : le directeur du Figaro, Hippolyte de Villemesant.
La première étape de cette construction survient en 1878, année où Juliette Dodu reçoit la Légion d’honneur. La publication de son histoire se fait au moment où les Républicains prennent le contrôle des institutions aux dépens du mouvement d’Ordre moral au pouvoir entre 1873 et 1876 et des partis conservateurs attachés aux régimes autoritaires (monarchistes ou bonapartistes). Rapporté dans les colonnes d’un important journal national, l’épisode est projeté sur la scène publique dix jours après l’éclatement de la crise du 16 mai 1877 qui oppose la majorité parlementaire des Républicains au président Mac-Mahon, chef de file des légitimistes et ancien vaincu de Sedan en 1870. Cette crise, qui se prolonge durant toute l’année 1877, trouve son épilogue avec la démission du président le 30 janvier 1879.
1878 est aussi une année « glorieuse » autant que « mémorable » ainsi que la qualifie Victor Hugo lors de l’ouverture à Paris du Congrès littéraire international (17 juin)[10]. Au même moment toute la capitale pavoise aux couleurs tricolores de la fête de la Paix et du Travail (30 juin) immortalisée par Édouard Manet (La rue Mosnier) et Claude Monet (La rue Montorgueil). Les commémorations du trentième anniversaire de la révolution de 1848, du bicentenaire des morts de Voltaire et de Rousseau participent de l’effervescence nationale. Mais c’est surtout l’Exposition universelle (1er mai – 31 octobre) qui se tient au Champ-de-Mars à Paris qui fait sensation. « Paris reprend, par la seule force de son génie artistique, intellectuel, industriel et moral son rang et son titre de capitale des nations », peut-on lire dans Le Gaulois du 1er mai. « La France se lève » s’enthousiasme Hugo (17 juin). Aux visiteurs qui se présentent aux portes de l’Exposition, les organisateurs annoncent la couleur : « Entrez et venez voir comment une nation se relève, venez contempler les merveilles de celle dont on a brisé l’épée, mais dont on n’a pu éteindre le génie ». 1878 est l’année de la résilience nationale : la France prend sa revanche symbolique sur la défaite de 1870 désormais posée comme simple accident de parcours.
Dans ce moment de revanche sur leurs ennemis de l’intérieur d’une part, sur celui de l’étranger d’autre part, ces jours de gloire au vaincu incarnée par la sculpture d’Antonin Mercié et par le lion de Bartholdi, œuvres exposées au Champs-de-Mars, les Républicains cherchent les héros susceptibles de prêter visage à leur victoire. Gambetta, Denfert-Rochereau, le commandant Lambert retranché avec ses hommes dans la maison de La dernière cartouche (de Neuville, 1873) sont convoqués au panthéon des héros de la République. La figure de Juliette Dodu tombe à point nommé pour offrir à la Nation une version féminine du patriotisme national. Incarnation de la ruse française aux dépens de la force brute prussienne, son image fonctionne mieux que le courage de Marie Jarrethout, la cantinière de Châteaudun honorée aussi de la Croix de la Légion d’honneur, mais deux ans plus tard – trop tard, déjà ? –, en 1880.
La deuxième étape du processus survient au moment où les tensions croissantes avec l’Allemagne ravivent les mauvais souvenirs de 1870. Les crises de Tanger (1905) et d’Agadir (1911) redonnent de la voix au mouvement revanchiste et de la visibilité aux vétérans qui demandent depuis des années à recevoir les marques de la reconnaissance nationale. Le 9 novembre 1911, la médaille commémorative de la guerre de 1870-1871 est enfin instituée, distribuée aux anciens-combattants puis accordée aux personnels de santé et aux cantinières (1912). Cette reconnaissance répond aussi à un article scandalisé paru dans Le Petit Parisien du 31 janvier 1908. Jean Frollo (pseudonyme collectif) y réclamait justice pour les « Françaises héroïques » oubliées, que leur soit enfin dressé le monument que l’État a promis d’élever en leur honneur. Parmi les seize héroïnes citées, Juliette Dodu figure en bonne place. Or, si le monument aux héroïnes – pour lequel le sculpteur Eugène-Jean Boverie présente au Salon des Artistes de mai 1909 un projet de statue –, ne vit jamais le jour[11], le souvenir de Juliette Dodu profite des circonstances pour s’enraciner dans l’opinion publique. Sa disparition survenue cinq mois plus tard (le 28 octobre 1909) inspire Ernest-Jean Delahaye (1910), Georges Rochegrosse (1913) et la duchesse d’Uzès (1914). Ces hommages sont de qualité suffisante pour entretenir sa mémoire jusqu’à nos jours.
Que reste-il de Juliette Dodu aujourd’hui ? Bien au-delà des héritages qu’encouragea peut-être l’anecdote – création de l’école de télégraphie militaire du Mont-Valérien en 1884 ; des unités canines en 1887 dont l’une des missions était d’assurer la transmission des dépêches militaires –, il reste :
- une histoire mal documentée avec ses différents épisodes survenus en 1870-1871, 1877-1878 et 1908-1910, des faits mal connus auxquels se mêlent confusions et inventions ;
- une mémoire composée de morceaux choisis de cette histoire utilisés pour rendre hommage à toutes celles et ceux qui ont œuvré dans l’ombre ;
- une culture, aussi, ce qui reste quand les héritiers ont tout oublié : un savoir plus ou moins parcellaire, une forme de patrimoine à partager ?
[1] Voir Lecaillon, Jean-François, Les femmes et la guerre de 1870, histoire d’un engagement occulté, Paris, édition Pierre de Taillac, 2021.
[2] Le répertoire des représentations picturales de la guerre de 1870-1871 recense sept tableaux de sa main créés entre 1888 et 1912, voir le blog Mémoire d’histoire : https://p8.storage.canalblog.com/84/51/1243198/131122795.pdf
[3] Le timbre en hommage à Denfert-Rochereau fut émis en 1970 pour le centenaire de la guerre.
[4] L’article paraît en pages 2 et 3, dans la rubrique « Nouvelles diverses ».
[5] Ripa, Yannick, « Une affaire de femmes », L'Histoire no 469, mars 2020, p. 42-45.
[6] Page consultée en mai 2022.
[7] Desjardins, Gustave, Tableau de la guerre des Allemands dans le département de Seine-et-Oise, 1870-1871, Versailles, 1873 ; p. 112-113.
[8] Sancier, R, « Eugène Colin. L’invasion allemande à Combs-la-Ville (1870-1871). Journal d’un témoin », Société d’art, d’Histoire, de Généalogie et d’Échange, 1970.
[9] Voir Tissot, Janine, « Clara Toussaint », blog à l’adresse suivante : https://janinetissot.fdaf.org/jt_toussaint.htm. Pour plus de détails : Michel, Edmond, Mademoiselle Clara Toussaint receveuse des postes à Brie-Comte-Robert en 1870, Brie-Comte-Robert, éditions Privas, 1901.
[10] Voir Lecaillon, Jean-François, « Les revanches de 1878, année « mémorable », blog Mémoire d’histoire, juin 2018. https://p6.storage.canalblog.com/68/06/1243198/120608930.pdf
[11] Voir Lecaillon, Jean-François, « L’hommage raté aux héroïnes de 1870 », blog Mémoire d’histoire, mai 2018. http://memoiredhistoire.canalblog.com/archives/2018/05/31/36449627.html